Le Temps

Paroles juives

Alors que les civils continuent de subir les bombes à Gaza, la douleur des proches des détenus israéliens toujours aux mains des terroriste­s du Hamas reste souvent tue, en Suisse aussi. Deux Vaudoises, Jardena Puder et Elisabeth*, en témoignent

- AÏNA SKJELLAUG

Vous voulez la preuve que l’antisémiti­sme monte, par ici aussi? Cet éditorial en est une. Parce qu’il faut désormais, faisant métier d’écrire dans un journal, en Suisse, se justifier de donner la parole à la communauté juive locale. Cela, alors qu’elle vient porter témoignage, dans la douleur et la peur, de parents ou cousines pris en otage par le Hamas le 7 octobre dernier, lors d’une attaque terroriste d’une violence inédite. Avant même de les rencontrer, vous recevez de vos proches d’étranges remarques, ils vous disent en ricanant que ces Juifs sont «quand même bien organisés», pour réussir le bon coup de vous faire écrire un article sur ce thème. Un autre trouve «audacieux pour ne pas dire autre chose» de s’intéresser aux sentiments «d’une minorité totalement bien intégrée en Suisse». On vous explique, puisqu’il faut vous éclairer, qu’il serait «plus pertinent» de parler des Palestinie­ns, «pour ne pas dire plus humain». Compte tenu du nombre de morts quotidien à Gaza, dû à l’armée israélienn­e, la douleur juive est sans doute un peu moins humaine.

Toute tentative de comparaiso­n de la douleur, dans le conflit

La douleur palestinie­nne est infinie. La douleur juive est également infinie

israélo-arabe, mène précisémen­t au fin fond de l’impasse où s’accumulent les milliers de nouveaux morts, comme aujourd’hui dans Gaza terribleme­nt martyrisée. Qui a le plus de deuils et d’exilés? Depuis quelle date doit-on déclencher le décompte des tombes? Qui mérite plus de lignes dans notre journal, selon la grotesque loi du talion, jusqu’à ce qu’une paix sans pardon annonce des guerres futures?

La douleur palestinie­nne est infinie, les bombardeme­nts tuent les enfants et sèment les graines de la vengeance éternelle. La douleur juive est également infinie. Elle sait, même en Suisse, l’exil, les viols et la peur. Ecouter aussi ces diverses paroles juives n’est pas céder à une communauté ou en préférer une des deux.

Elles vivent une autre réalité du conflit, souvent inaudible pour celles et ceux qui comptent et comparent le nombre de morts dans les deux camps. Il n’empêche, les leurs, des membres de leur famille, se trouvent aujourd’hui dans cette même enclave de Gaza bombardée par Tsahal, mais détenus en otage par le Hamas. Jardena Puder et Elisabeth* habitent Lausanne, et nous racontent à voix basse le calvaire qu’elles vivent depuis le 7 octobre.

«J’étais dans ma voiture à Lausanne avec ma fille ce samedi matin 7 octobre, et j’ai eu deux petits accidents en entendant ce qu’il se passait en Israël. J’ai tout de suite pensé à mon fils de 24 ans qui vit actuelleme­nt à TelAviv, et qui, plus tard dans la journée, au son des sirènes, est allé se réfugier dans un bunker. Puis j’ai reçu un WhatsApp inquiétant sur notre groupe familial. Ma cousine Meirav Gonen, avec qui j’ai grandi, a cinq enfants. Sa troisième, Romi, 23 ans, était au festival Nova et a été enlevée par les terroriste­s du Hamas. Elle est depuis retenue en otage à Gaza.»

Se réfugier dans le travail

Jardena Puder est médecin à Lausanne, elle nous reçoit dans son bureau débordé, sur l’heure du déjeuner, pour témoigner de la façon dont elle perçoit le conflit qui fait rage et ses répercussi­ons en Suisse, en tant que juive non pratiquant­e, Suisso-Israélienn­e de gauche, depuis toujours opposée à Netanyahou.

A bout de nerfs, elle dit se réfugier dans le travail, jusqu’à soixante heures par semaine. Ses collègues lui ont déposé des fleurs au lendemain du 7 octobre, mais depuis elle ne parle plus de la guerre au travail. La nuit venue, elle peine à dormir. Le conflit est tout le temps dans son esprit, elle pense à Romi en captivité, et raconte les derniers contacts qu’elle a eus avec sa famille.

«Romi était au festival avec sa copine Gaya, toutes deux revenaient d’un voyage en Amérique du Sud. A 6h35, elle a appelé sa mère, Meirav, lui disant qu’elles étaient attaquées par des tirs de roquette. Sa mère lui a conseillé de se cacher mais elle a répondu qu’elles se trouvaient au milieu des champs, qu’elles n’avaient nulle part où aller.

Elles se sont rendues à la voiture de Gaya, Meirav entendait des tirs au bout du fil, mais toutes les voitures étaient coincées, aucune ne bougeait, Romi était en pleurs. Le père de Gaya a essayé de les rejoindre pour aller les chercher mais la route était bloquée par les forces de l’ordre. Romi et Gaya sont finalement allées se cacher dans des arbustes.

Un garçon qui s’appelait Ben a fait plusieurs allers-retours avec sa voiture pour mettre des jeunes à l’abri, il les a fait monter vers 10h. Ils étaient alors en train de rouler lorsqu’ils se sont fait tirer dessus. Romi a reçu une balle dans la main droite. Elle a appris à sa mère, ma cousine, au téléphone, que son amie Gaya et Ben étaient morts. Elle lui a chuchoté qu’elle ne pouvait plus lui parler, que des gens approchaie­nt.

Ma cousine a entendu des voix en arabe demander: on la tue ou on la prend? Ils ont essayé de faire démarrer la voiture, puis le téléphone a été coupé à 10h54. Il a été localisé trois jours après à Gaza. Lorsque des otages ont été libérés il y a deux mois, ils ont rapporté que Romi était toujours en vie.

Dans quel état est-elle? Est-elle humiliée, violée? Peut-on garder espoir qu’elle soit un jour libérée? Je ne sais pas.» A ce jour, selon les autorités israélienn­es, 134 otages restent détenus à Gaza. Parmi eux, au moins 32 ont été déclarés morts par l’armée.

Jardena Puder a 54 ans. Elle a passé sa vie en Suisse, a fait partie durant sa vingtaine du mouvement israélien Peace now pour la reconnaiss­ance d’un Etat palestinie­n.

Des kibboutz sans avenir

Elle déplore notamment que la gauche israélienn­e ait été abandonnée par la gauche occidental­e et pense malheureus­ement que le monde occidental ne retrouvera pas le calme de sitôt. Après l’attaque au couteau d’un juif dans les rues de Zurich il y a une dizaine de jours, avec la montée de l’antisémiti­sme qu’elle décrit, elle dit avoir peur désormais en Suisse. Pas des politiques, mais des gens.

«Le peuple ici n’a pas conscience des dangers des courants non démocratiq­ues.» Elle dit que les juifs ont toujours en tête un endroit où ils peuvent fuir, «mais aujourd’hui je ne saurais pas où aller pour être en sécurité». Elisabeth* est une artiste et historienn­e de l’art de 69 ans vivant également à Lausanne, elle lit la presse et écoute la radio mais a du mal à s’y retrouver: «On décompte les morts, tous les jours, on ne fait que ça, on parle de la famine à Gaza et si peu des otages. Il n’y a pas de réflexion, tout le monde a oublié comment on en est arrivé là. En Israël, il y a des manifestat­ions tous les jours pour un cessez-le-feu, la gauche est étouffée, l’extrémisme est en train de se propager.»

La famille d’Elisabeth est partie en Israël bien avant la Seconde Guerre mondiale et a fondé le kibboutz de Beeri en 1946 dans le désert du Néguev, à proximité de la bande de Gaza. Elle, qui a toujours vécu en Suisse, y a passé de nombreux étés, enfant, avec sa cousine du même âge, Shoshan, fondatrice de l’ONG d’aide alimentair­e FairPlanet.

Le 7 octobre, Elisabeth apprend l’attaque du Hamas à Beeri et le massacre de ses habitants qui s’établira à 96 morts civils et 26 otages, dont 11 n’ont pas encore été libérés. Trois jours plus tard, elle a la confirmati­on que Shoshan, sa fille, son beau-fils et leurs deux jeunes enfants de 3 et 8 ans sont aux mains du Hamas. Le mari de Shoshan a, quant à lui, été assassiné par le Hamas, tout comme la soeur de Shoshan et son mari.

«On sait que toutes les femmes parmi les détenus ont été malmenées. Systématiq­uement, toutes» ÉLISABETH*, UNE PROCHE D’UNE OTAGE

«Nous sommes dans le brouillard complet»

«Ma cousine a entendu des voix en arabe demander: on la tue ou on la prend?» JARDENA PUDER, MÉDECIN ET PROCHE D’OTAGES

Durant huit semaines, Elisabeth n’a pas de nouvelles. «J’en étais malade, mes amis me disaient que je ferais mieux d’imaginer qu’ils étaient morts.» Lors de la deuxième vague de libération des otages, fin novembre, sa cousine, sa fille et ses petits-enfants sont libérés, le gendre est toujours en captivité.

«On sait que toutes les femmes ont été malmenées. Systématiq­uement, toutes. On sait aussi qu’elles n’en parleront pas tant qu’il restera encore des otages. Ma cousine survit. Je lui envoie des messages, je lui dis que je l’aime. Elle s’occupe de ses petits-enfants en se battant pour la libération de leur père. Je ne sais pas quoi faire de plus, c’est très délicat, on ne vit pas la même réalité. Ce qui me désole, c’est que ces kibboutz situés le long de la frontière de Gaza ont toujours été des communauté­s socialiste­s, certains des bastions les plus tenaces de la gauche israélienn­e qui s’accrochaie­nt à l’espoir de paix, qui ont toujours travaillé main dans la main avec les Palestinie­ns. Ce sont eux qu’on a massacrés. Est-ce la fin des kibboutz? Pourront-ils vivre un jour pacifiquem­ent à côté d’un voisin qui les a massacrés? Quel est notre avenir? Nous sommes dans le brouillard complet.» ■

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(LAUSANNE, 13 MARS 2024/SHERVINE NAFISSI POUR LE TEMPS) Depuis que la fille de sa cousine s’est fait capturer par le Hamas, Jardena Puder, à bout de nerfs, se réfugie dans le travail.

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