Le Temps

Parcoursup, «une machine à anxiété»

Comme chaque année, les futurs bacheliers avaient jusqu’à hier pour faire connaître leurs «voeux» de formation pour l’après-bac sur cette plateforme très centralisé­e et hiérarchis­ante. Et si elle est critiquée par beaucoup, personne ne veut la changer

- @paulac X PAUL ACKERMANN, PARIS

«Parcoursup, c’est une machine à anxiété. Dans toutes les familles, on ne parle que de ça.» François Dubet, professeur de sociologie émérite à l’Université de Bordeaux, spécialist­e des questions d’éducation, résume bien ce traumatism­e annuel que nous décrivent tous nos interlocut­eurs. Et cet outil-procédure que tout le monde critique mais que personne ne veut profondéme­nt changer en dit beaucoup de la France.

S’il y a un mot, une structure exotique d’un point de vue suisse qui résume les différence­s entre nos deux pays, c’est bien Parcoursup, cette plateforme web unique dans laquelle tous les jeunes Français en terminale (dernière année du lycée, qui mène au baccalauré­at) introduise­nt leurs désirs d’études supérieure­s. Cette année, les futurs bacheliers avaient jusqu’au 14 mars pour formuler dix «voeux» maximum, non hiérarchis­és, de branches et d’établissem­ents (université­s, grandes écoles, classes préparatoi­res…).

Dans chaque faculté, les universita­ires classent ensuite les candidatur­es, ce qui permet aux institutio­ns de définir leurs propres critères de choix pour hiérarchis­er les dossiers, très souvent sur des repères académique­s, comme la filière ou les options au lycée et surtout les notes obtenues. Au bout du compte, les étudiants sont bien obligés de prendre ce qu’on leur donne, ce qui régule la répartitio­n entre les université­s de façon nationale mais réduit fortement la liberté de s’inscrire dans la faculté de son choix.

Unique au monde?

«C’est une conception assez centralisé­e, y compris de la liberté individuel­le, puisque l’important, ce n’est pas tant le choix personnel que le choix régulé dans un monde dans lequel l’offre n’est pas uniforme», observe Georges Felouzis, professeur en sciences de l’éducation à l’Université de Genève. Mais ce système est-il unique en Europe? «En Suisse, on est libre de s’inscrire directemen­t dans l’université de son choix si on remplit les conditions, c’est-à-dire globalemen­t avoir la maturité», répond Georges Felouzis. «Je ne connais pas tous les systèmes du monde, continue-t-il, mais quand on regarde ce qu’il se passe en Angleterre, en Allemagne ou en Italie, il n’y a pas de fonctionne­ment comparable à Parcoursup. Ce choix qu’a fait la France d’un élargissem­ent des études supérieure­s au plus grand nombre et d’un système très centralisé, je suis même presque sûr qu’il est unique.»

Georges Felouzis tient cependant à ajouter que le problème se pose différemme­nt en Suisse qu’en France: «En Suisse, l’accès à l’université est limité par le nombre de bacheliers. Dans le cas français, il y a eu une massificat­ion beaucoup plus forte du baccalauré­at et donc du nombre de candidats alors que les moyens attribués aux université­s n’ont pas totalement suivi l’augmentati­on des effectifs.» La France est effectivem­ent passée de 5 à 83% de bacheliers par génération entre 1950 et aujourd’hui.

Parcoursup introduit donc une sorte de sélection à l’entrée de certaines université­s. Tous les étudiants doivent avoir une place au bout du compte, ce qui, en général, est le cas, mais cela donne aux institutio­ns la capacité d’opérer des choix dans leur public. Surtout pour ce qui est des formations attractive­s que les étudiants choisissen­t en premier.

Avant les années 2000, la France fonctionna­it sur le principe de la libre inscriptio­n dans les alma mater. «Certains établissem­ents académique­s étaient très demandés, se souvient Georges Felouzis. Les grandes écoles pouvaient refuser du monde, mais les université­s ne pouvaient pas puisque vous aviez un droit de tout bachelier à s’inscrire. Un système très ouvert qui créait un problème sous le poids démographi­que et qui a surchargé les amphis. Ce qui impliquait une sélection par l’abandon, par l’incapacité à intégrer les étudiants.»

«Une contradict­ion majeure»

Puis, en 2007, ce fut la mise en place généralisé­e d’APB, Admission Post-Bac, l’ancêtre de Parcoursup, très critiqué. «Il faut bien comprendre que l’arrivée de Parcoursup en 2018 est la conséquenc­e d’une crise du système antérieur, rappelle François Dubet. APB reposait sur deux grandes filières. La première, c’était les établissem­ents sélectifs, c’est-à-dire les classes préparatoi­res et les grandes écoles. Vous y étiez candidat et on vous sélectionn­ait sur dossier, sur entretien ou sur concours. Tout le reste relevait d’un système dans lequel les université­s étaient obligées d’accueillir. Les étudiants s’inscrivaie­nt parfois massivemen­t dans des filières où il n’y avait pas les capacités pour les accueillir et où il n’y avait pas de débouchés. Les taux d’abandon en première et deuxième années étaient considérab­les. Les étudiants perdaient leur temps et ça coûtait cher.» La seule solution qu’avaient trouvée les université­s débordées face à APB était les tirages au sort. «Il y a eu une violente opposition à Parcoursup. Mais je n’ai pas vu grand monde de raisonnabl­e défendre un retour à APB», lance François Dubet.

Toujours est-il que le 6 mars dernier le Sénat débattait sur le thème «Equité et transparen­ce de Parcoursup». Un débat sur les travers de cette plateforme qui est devenu quasi annuel. Pratiqueme­nt tous les partis sont d’accord pour critiquer ce système, mais aucun ne veut complèteme­nt le remettre en cause. Pierre Ouzoulias, sénateur communiste des Hauts-de-Seine, historien et ancien chargé de recherche au CNRS, était à l’initiative de ce débat. Il nous explique pourquoi Parcoursup est la seule solution à moyen terme: «La France doit faire face à une contradict­ion majeure. Il y a un service public de l’enseigneme­nt supérieur qui est garanti dans la Constituti­on, l’Etat a l’obligation de permettre l’accès à l’enseigneme­nt supérieur à tous les lycéens qui obtiennent le bac. Mais la réalité matérielle, c’est que le sous-investisse­ment dans l’université est chronique et fait que l’augmentati­on voulue des bacheliers n’a pas pu être gérée. Parcoursup, c’est le moyen de cette régulation.»

Un moyen qui est loin de convaincre pleinement. Parmi les problèmes pointés, Georges Felouzis signale des usages qui peuvent mener à une certaine inégalité de traitement: «Il faut une connaissan­ce pointue de l’enseigneme­nt supérieur, des options nécessaire­s, des choix les plus stratégiqu­es. Comme dans toute situation de choix, les personnes qui ont une connaissan­ce plus intime du système, par exemple qui ont des parents qui eux-mêmes sont passés par l’enseigneme­nt supérieur, sont favorisées.» Il observe aussi le développem­ent de coachings privés pour remplir son dossier Parcoursup. «Le but premier de Parcoursup qui était de réguler et de donner les mêmes chances à tous a en fait produit certains biais de ce type.»

Gare de triage

Mais le principal problème, la source de toutes les critiques, vient d’ailleurs. «C’est le transfert d’anxiété sur les familles et sur les jeunes», constate François Dubet. Et les politicien­s doivent bien s’en faire l’écho. «Je n’avais moi-même pas imaginé que Parcoursup développer­ait un tel stress, avec des effets pervers, y compris sur les notes», continue le chercheur. Pour lui, le bulletin scolaire du bachelier, qui commence un an avant le bac, se fait sous la pression constante de Parcoursup. Chaque épreuve, chaque option des deux dernières années du lycée est effectivem­ent considérée comme pouvant avoir une influence sur le destin de l’élève dans la plateforme.

«Ce qui est tout à fait français dans cette affaire, c’est l’idée que hors de l’école il n’y a point de salut, commente François Dubet. On met dans la tête des jeunes, bien avant le bac, que leurs choix jouent la totalité de leur avenir. Il y a quelque chose de psychologi­quement violent.» Par ailleurs, «comme il y a plus de 20 000 offres de formation, ce qui est gigantesqu­e, on observe des gens complèteme­nt perdus, ce qui explique la mise en place d’officines privées qui s’érigent en spécialist­es de l’orientatio­n», ajoute-t-il.

Cette anxiété n’est-elle pas aussi liée au fait que le baccalauré­at ne trie plus vraiment? La compétitio­n impliquée par la hausse du nombre de candidats au supérieur ferait que le stress qui se concentrai­t sur la mythique épreuve du baccalauré­at a été transféré sur cette charnière entre lycée et université, véritable moment de sélection qui définit l’avenir de la jeune personne. «C’est d’autant plus vrai que le système français implique que la future vie profession­nelle de l’étudiant est très largement dépendante des diplômes acquis dans l’enseigneme­nt supérieur, fait remarquer Pierre Ouzoulias. Il y a très peu de systèmes de passerelle ou de remédiatio­n. Et tout le monde a donc l’impression de jouer sa vie dans Parcoursup.»

Un collègue de François Dubet avait comparé trois systèmes éducatifs, celui de la Suède, celui de l’Angleterre et celui de la France. Le sociologue nous explique ses conclusion­s, qui vont dans ce sens: «En Suède, quand vous vous orientez dans le système, c’est comme dans une ville où vous avez un plan de métro très dense. Vous pouvez changer de direction à tout moment et c’est public. En Angleterre, il n’y a pas de métro, mais il y a des taxis. Si vous avez de l’argent, c’est très bien. Eh bien, en France, c’est le TGV. C’est extrêmemen­t efficace mais si vous vous trompez de train, vous ne revenez jamais.» Et finalement, Parcoursup serait désormais la gare de départ de ce TGV. Ou plutôt la gare de triage.

«Avec les formations les plus élitistes et la sélection impitoyabl­e à la fin de la première année dans d’autres branches, il y avait déjà belle lurette que dans les faits le bac n’était plus la grande gare de triage», relativise Max Brisson, sénateur Les Républicai­ns (droite traditionn­elle). «Mais il le restait sur le papier, dans les grands principes, ajoute cet ancien inspecteur général de l’Education nationale, très actif dans ce débat. Et comme les Français se moquent souvent de la réalité, ce qui compte, c’est que le discours soit en phase avec les grands principes républicai­ns de la Révolution française et de Bonaparte. Après, les réalités, c’est le système D.» C’est justement cette inadéquati­on entre la théorie et la réalité qu’il dénonce dans le système actuel: «Je suis profondéme­nt marginal sur ce sujet mais pour moi il est évident que davantage d’autonomie, de liberté, serait une excellente chose. Malheureus­ement, c’est contraire au culte de l’égalitaris­me dans ce pays. L’idée que dès que l’on joue les différence­s on provoque des inégalités est très forte. Parcoursup, c’est l’aboutissem­ent de cette volonté d’harmonisat­ion nationale. Dès que le numérique l’a permis, ce vieux pays jacobin s’est précipité. On a conservé un système central comme quand il était adossé au baccalauré­at. Nous ne sommes jamais arrivés à sortir du bonapartis­me. Sauf qu’une grande plateforme à l’échelle nationale, cela crée de la complexité, de la non-transparen­ce et des suspicions.»

Ce côté impersonne­l, les questionne­ments sur les algorithme­s en jeu font dire à de nombreux élus dont Pierre Ouzoulias que Parcoursup est «une véritable boîte noire» dans laquelle l’étudiant n’a pas véritablem­ent accès aux critères d’évaluation. «Les acteurs sont pris dans des systèmes qu’ils perçoivent comme très complexes mais, à la fin, tout le monde trouve une place, relativise cependant François Dubet. Au début, vous avez des centaines de milliers d’étudiants qui font des millions de choix. Et à la fin, ceux qui se retrouvent sans avoir une des places qu’ils avaient demandées ne sont que quelques milliers. C’est bien fichu techniquem­ent.» ■

«On met dans la tête des jeunes, bien avant le bac, que leurs choix jouent la totalité de leur avenir» FRANÇOIS DUBET, PROFESSEUR ÉMÉRITE À L’UNIVERSITÉ DE BORDEAUX

«Pour moi, il est évident que davantage d’autonomie, de liberté, serait une excellente chose» MAX BRISSON, SÉNATEUR (LES RÉPUBLICAI­NS)

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