Le Temps

Au sein de Gunvor, la corruption était «de nature systémique»

«Le Temps» a pu consulter l’ordonnance pénale détaillant la condamnati­on en Suisse et aux Etats-Unis de la firme pour des contrats conclus en Equateur. Le négociant genevois en pétrole dit avoir fait le nécessaire pour que la corruption n’ait plus sa plac

- MARC GUÉNIAT

Décidément, l’argent sale aime circuler à proximité des somptueuse­s plages que l’on trouve dans les Caraïbes. Panama, îles Caïmans, îles Vierges britanniqu­es ou Curaçao sont les petits coins de paradis par lesquels ont transité des millions de dollars de pots-de-vin rémunérant les facilitate­urs de gros contrats pétroliers en Equateur, qui ont valu à Gunvor d’être condamné aux Etats-Unis et en Suisse le 1er mars dernier.

Un pourcentag­e par baril

Au total, le spécialist­e genevois du négoce d’hydrocarbu­res écope d’une sanction de 665 millions de dollars, répartie entre l’amende et la confiscati­on de ses profits illicites, réalisés entre 2013 et 2017. L’un de ses ex-employés, devenu son consultant avant d’être définitive­ment remercié lorsque l’affaire a éclaté, a plaidé coupable devant la justice américaine.

Le Temps a pu consulter l’ordonnance pénale rendue par le Ministère public de la Confédérat­ion (MPC), qui détaille le déroulemen­t de l’enquête et les faits retenus dans cette condamnati­on pour défaut d’organisati­on, l’article du Code pénal qui permet de sanctionne­r les entreprise­s s’étant rendues coupables de corruption. Pour cela, il faut démontrer que la désorganis­ation interne a permis la commission de l’infraction. En l’occurrence, les procureurs Grégoire Mégevand et Héloïse Rordorf-Braun notent que la corruption était «de nature systémique» au sein de Gunvor. Sa responsabi­lité est donc dite primaire, indépendam­ment du sort réservé aux auteurs des paiements corruptifs. Grâce à ceux-ci, Gunvor a engrangé des «profits très importants» totalisant 384 millions de dollars, souligne le jugement entré en force.

Quelque 91,8 millions de dollars de commission ont servi à rémunérer les deux frères P., agissant comme intermédia­ires, qui ont reversé une partie du pactole à un responsabl­e de la compagnie publique Petroecuad­or. Tous percevaien­t un pourcentag­e sur la base des barils livrés. Par le biais de sociétés offshore, l’essentiel des fonds a rejoint des banques suisses, comme UBS et EFG.

Les faits avaient été révélés pour la première fois dans la presse en 2016 à travers les Panama Papers, une vaste fuite de données portant sur des sociétés offshore immatricul­ées par le cabinet Mossack Fonseca. Gunvor a conclu d’importants contrats d’achat de pétrole brut auprès de Petroecuad­or. En préfinança­nt les cargaisons, la firme genevoise apportait des liquidités à la société équatorien­ne et prélevait de coquettes marges en revendant immédiatem­ent les barils aux clients finaux, les sociétés chinoise Unipec et thaïlandai­se PTT.

A cette époque, le MPC enquêtait déjà sur des contrats conclus par Gunvor, cette fois en Côte d’Ivoire et au Congo, ce qui vaudra à un ex-employé ainsi qu’à la firme d’être condamnés, en 2019. Durant cette procédure, entamée en 2011, la société a expliqué à plusieurs reprises qu’elle avait considérab­lement renforcé ses procédures internes de conformité afin d’empêcher le versement de commission­s illicites.

Drapeau vert

Cela n’a pas suffi. Au contraire, le nouveau jugement s’étend longuement sur les carences de l’organisati­on en reconstitu­ant la chronologi­e. En dépit du contexte – le pétrole en Equateur –, «aucun risque n’a été identifié» au départ de la relation contractue­lle, qui avait été labellisée «verte». Pas de «drapeau rouge» non plus lorsque les contrats ont été prolongés au fil du temps. Ce n’est en fait qu’au printemps 2017 que le problème a été relevé. Et là encore, il a fallu trois ans supplément­aires pour que la firme se sépare des frères P., leur contrat ayant même été renouvelé dans l’intervalle. Au bout du compte, les deux intermédia­ires ont été congédiés trois mois seulement avant l’ouverture de l’enquête américaine.

Cette enquête a démarré par un extraordin­aire hasard. En juillet 2015, les autorités brésilienn­es enquêtent sur un immense cas de corruption, l’affaire Petrobras, et tombent, en perquisiti­onnant le domicile d’un amiral à la retraite, sur une clé USB. Dedans, ils y trouvent les messages d’une sorte de cartel de la corruption, dont la plupart des membres ont été condamnés depuis et qui se donnent pour surnoms «Batman», «Phil Collins» ou «Popeye». Cette clé USB a déclenché des procédures contre plusieurs grands noms du négoce de pétrole.

La pêche au «gros»

En décembre 2020, Vitol, notamment, a versé 135 millions de dollars en échange de l’abandon des poursuites ouvertes aux Etats-Unis. Durant cette enquête, le Départemen­t américain de la justice remarque que la firme genevoise a payé des pots-de-vin non seulement au Brésil, mais aussi en Equateur. C’est alors que les limiers découvrent que Vitol a rémunéré le même agent public que Gunvor, surnommé «El Gordo» («le gros»). C’est ce qui a conduit à l’ouverture d’une procédure à Washington dans laquelle s’est engouffré le MPC.

Dans une prise de position, Gunvor dit avoir «accepté la responsabi­lité» des actes de ses anciens représenta­nts et employés, avec lesquels elle a cessé de collaborer avant d’avoir eu connaissan­ce de l’enquête américaine. Sa coopératio­n a débouché sur une «réduction significat­ive» de l’amende. Le président du groupe, et son principal actionnair­e, Torbjörn Törnqvist, a estimé que des «erreurs» ont été commises et que «la corruption n’a pas sa place» dans l’entreprise. La firme a cessé de recourir aux intermédia­ires. D’après Gunvor, la solidité actuelle de ses procédures de conformité lui a évité d’être soumise à la surveillan­ce d’un officiel américain placé au sein de l’entreprise. ■

Les faits avaient été révélés pour la première fois dans la presse en 2016 à travers les Panama Papers

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