Au sein de Gunvor, la corruption était «de nature systémique»
«Le Temps» a pu consulter l’ordonnance pénale détaillant la condamnation en Suisse et aux Etats-Unis de la firme pour des contrats conclus en Equateur. Le négociant genevois en pétrole dit avoir fait le nécessaire pour que la corruption n’ait plus sa plac
Décidément, l’argent sale aime circuler à proximité des somptueuses plages que l’on trouve dans les Caraïbes. Panama, îles Caïmans, îles Vierges britanniques ou Curaçao sont les petits coins de paradis par lesquels ont transité des millions de dollars de pots-de-vin rémunérant les facilitateurs de gros contrats pétroliers en Equateur, qui ont valu à Gunvor d’être condamné aux Etats-Unis et en Suisse le 1er mars dernier.
Un pourcentage par baril
Au total, le spécialiste genevois du négoce d’hydrocarbures écope d’une sanction de 665 millions de dollars, répartie entre l’amende et la confiscation de ses profits illicites, réalisés entre 2013 et 2017. L’un de ses ex-employés, devenu son consultant avant d’être définitivement remercié lorsque l’affaire a éclaté, a plaidé coupable devant la justice américaine.
Le Temps a pu consulter l’ordonnance pénale rendue par le Ministère public de la Confédération (MPC), qui détaille le déroulement de l’enquête et les faits retenus dans cette condamnation pour défaut d’organisation, l’article du Code pénal qui permet de sanctionner les entreprises s’étant rendues coupables de corruption. Pour cela, il faut démontrer que la désorganisation interne a permis la commission de l’infraction. En l’occurrence, les procureurs Grégoire Mégevand et Héloïse Rordorf-Braun notent que la corruption était «de nature systémique» au sein de Gunvor. Sa responsabilité est donc dite primaire, indépendamment du sort réservé aux auteurs des paiements corruptifs. Grâce à ceux-ci, Gunvor a engrangé des «profits très importants» totalisant 384 millions de dollars, souligne le jugement entré en force.
Quelque 91,8 millions de dollars de commission ont servi à rémunérer les deux frères P., agissant comme intermédiaires, qui ont reversé une partie du pactole à un responsable de la compagnie publique Petroecuador. Tous percevaient un pourcentage sur la base des barils livrés. Par le biais de sociétés offshore, l’essentiel des fonds a rejoint des banques suisses, comme UBS et EFG.
Les faits avaient été révélés pour la première fois dans la presse en 2016 à travers les Panama Papers, une vaste fuite de données portant sur des sociétés offshore immatriculées par le cabinet Mossack Fonseca. Gunvor a conclu d’importants contrats d’achat de pétrole brut auprès de Petroecuador. En préfinançant les cargaisons, la firme genevoise apportait des liquidités à la société équatorienne et prélevait de coquettes marges en revendant immédiatement les barils aux clients finaux, les sociétés chinoise Unipec et thaïlandaise PTT.
A cette époque, le MPC enquêtait déjà sur des contrats conclus par Gunvor, cette fois en Côte d’Ivoire et au Congo, ce qui vaudra à un ex-employé ainsi qu’à la firme d’être condamnés, en 2019. Durant cette procédure, entamée en 2011, la société a expliqué à plusieurs reprises qu’elle avait considérablement renforcé ses procédures internes de conformité afin d’empêcher le versement de commissions illicites.
Drapeau vert
Cela n’a pas suffi. Au contraire, le nouveau jugement s’étend longuement sur les carences de l’organisation en reconstituant la chronologie. En dépit du contexte – le pétrole en Equateur –, «aucun risque n’a été identifié» au départ de la relation contractuelle, qui avait été labellisée «verte». Pas de «drapeau rouge» non plus lorsque les contrats ont été prolongés au fil du temps. Ce n’est en fait qu’au printemps 2017 que le problème a été relevé. Et là encore, il a fallu trois ans supplémentaires pour que la firme se sépare des frères P., leur contrat ayant même été renouvelé dans l’intervalle. Au bout du compte, les deux intermédiaires ont été congédiés trois mois seulement avant l’ouverture de l’enquête américaine.
Cette enquête a démarré par un extraordinaire hasard. En juillet 2015, les autorités brésiliennes enquêtent sur un immense cas de corruption, l’affaire Petrobras, et tombent, en perquisitionnant le domicile d’un amiral à la retraite, sur une clé USB. Dedans, ils y trouvent les messages d’une sorte de cartel de la corruption, dont la plupart des membres ont été condamnés depuis et qui se donnent pour surnoms «Batman», «Phil Collins» ou «Popeye». Cette clé USB a déclenché des procédures contre plusieurs grands noms du négoce de pétrole.
La pêche au «gros»
En décembre 2020, Vitol, notamment, a versé 135 millions de dollars en échange de l’abandon des poursuites ouvertes aux Etats-Unis. Durant cette enquête, le Département américain de la justice remarque que la firme genevoise a payé des pots-de-vin non seulement au Brésil, mais aussi en Equateur. C’est alors que les limiers découvrent que Vitol a rémunéré le même agent public que Gunvor, surnommé «El Gordo» («le gros»). C’est ce qui a conduit à l’ouverture d’une procédure à Washington dans laquelle s’est engouffré le MPC.
Dans une prise de position, Gunvor dit avoir «accepté la responsabilité» des actes de ses anciens représentants et employés, avec lesquels elle a cessé de collaborer avant d’avoir eu connaissance de l’enquête américaine. Sa coopération a débouché sur une «réduction significative» de l’amende. Le président du groupe, et son principal actionnaire, Torbjörn Törnqvist, a estimé que des «erreurs» ont été commises et que «la corruption n’a pas sa place» dans l’entreprise. La firme a cessé de recourir aux intermédiaires. D’après Gunvor, la solidité actuelle de ses procédures de conformité lui a évité d’être soumise à la surveillance d’un officiel américain placé au sein de l’entreprise. ■
Les faits avaient été révélés pour la première fois dans la presse en 2016 à travers les Panama Papers