Yves Patrick Delachaux
Ancien policier à Genève, auteur de polars remarqués dont «Flic de quartier», scénariste de «Bisons», Yves Patrick Delachaux est décédé dans la nuit du 8 mars. Son ami Frédéric Maillard – ils ont écrit un essai ensemble – le salue
Yves Patrick Delachaux mourut quand il n’eut plus ses étoiles «… La chose simplement d’ellemême arriva, comme la nuit se fait lorsque le jour s’en va» (Victor Hugo, Les Misérables).
Gendarme au sein de la police cantonale genevoise, l’homme jouait de sa posture pour ne pas succomber. Il tombait sa veste et arpentait les coulisses d’une institution qui peinait à se remettre en question. Une corporation qui étouffait ses secrets, les enterrait.
Pour s’en défaire, il commença l’université. Il se découvrit, se distança et analysa rigoureusement. Durant son master en sciences de l’éducation, il écrivit Flic de quartier (2003). Cet ouvrage, succès public, a eu l’effet d’une révélation majeure qui l’emmena sur les chemins de la pluridisciplinarité internationale.
C’est cette même année que je le rencontre. Il est chargé d’implémenter les branches comportementales du tout nouveau brevet fédéral de policier. Alors que moi, j’avais la responsabilité de concevoir et dispenser les cours en droits humains et déontologie.
En 2008, après dix-sept ans d’exercice professionnel, il annonce son retrait, devant ses pairs, sur scène, à l’aula principale du centre de formation de la police. Présent, je découvre alors qu’ils sont plus nombreux qu’imaginé, celles et ceux qui pensent comme lui sans oser l’affirmer, celles et ceux qui capitulent à l’intérieur de l’institution…
L’année suivante, Police, état de crise? Une réforme nécessaire (2009), notre premier essai, sort de presse. Le président du gouvernement cantonal d’alors, David Hiler, signera la préface d’un soutien indéfectible. L’aveu était explicite et sans ambages. Feu Olivier Guéniat, chef érudit de la police judiciaire neuchâteloise, rédigera la postface comme une invitation au changement salutaire. Cette publication inaugure, année après année, sans interruption jusqu’à aujourd’hui, une ère de transmutation pour plus d’une trentaine de polices suisses et européennes.
Malgré les reconnaissances, les récompenses, le jour s’estompe et la nuit confine encore et toujours. Les remords comme les traumas de l’ex-gendarme, devenu consultant, conférencier et écrivain, s’épaississent.
Tout comme Javert, Delachaux «…souffrait affreusement. Depuis quelques heures [il] avait cessé d’être simple… il voyait devant lui deux routes également droites toutes deux; mais il en voyait deux et cela le terrifiait lui qui n’avait jamais connu dans sa vie qu’une ligne droite. Et, angoisse poignante, ces deux routes étaient contraires. L’une de ces deux lignes excluait l’autre. Laquelle des deux était la vraie? Sa situation était inexprimable.»
Cet extrait des Misérables de Victor Hugo, Yves Patrick Delachaux l’a lu des dizaines de fois, dans les hautes écoles et en séances d’accueil des nouveaux agent.e.s d’Etat de la République et canton de Genève. C’est en citant ses références qu’il abordait cette vaste question du dilemme éthique, véritable noeud gordien au sein du monde policier.
Depuis les années 2000, il ne cessait de plaider ce qu’il avait vécu et commis, par misère et tristesse cumulées. A l’image des instructions ultra-militarisées qu’il fourvoyait, celles qui vous endurent jusqu’à vous humilier, pour vous racheter par la manche et la condescendance, comme une consécration illusoire. De cette suffisance, insistait-il, vous prenez le risque de glisser – «tirer par le bas…» – jusqu’aux tréfonds de l’humanité.
L’Yves Patrick Delachaux, qui défiait tous les dangers, ne pouvait être rattrapé que par son ombre. L’ombre de soi, comme l’ultime dilemme que lui refléteront à jamais les flots de la Seine sous la brillance des étoiles. ■