Kafka chez les mollahs
«Chroniques de Téhéran», d’Ali Asgari et Alireza Khatami, se présente comme une succession de vignettes confrontant des quidams à l’absurdité bureaucratique et à l’hypocrisie du régime
Les vagues de contestation se succèdent sans parvenir à faire plier le régime théocratique, mais malgré la censure, les cinéastes iraniens ne baissent pas les bras. Pour qui font-ils leurs films de contestation qui ne seront pas forcément vus au pays? Pour le monde libre, en attendant mieux. Court mais frappant, Chroniques de Téhéran a ainsi atterri comme tant d’autres dans un grand festival international, en l’occurrence Cannes (Un Certain Regard). Et sa vision réjouit par la qualité et l’intelligence à l’oeuvre autant qu’elle inquiète pour l’avenir de ses participants, pas loin de signer là leur suicide professionnel!
Ali Asgari (Juste une nuit, 2022) et Alireza Khatami (Les Versets de l’oubli, 2017) ont uni leurs forces pour un de ces films «à dispositif» dans la lignée de leurs aînés Abbas Kiarostami (Ten) et Jafar Panahi (Taxi Téhéran). Après une large vue de Téhéran qui présente une journée en accéléré suivent une dizaine de vignettes de moins de dix minutes chacune, à chaque fois selon le même principe: un personnage face caméra est confronté à une figure d’autorité hors champ. D’un jeune père qui souhaite faire enregistrer son fils à la mairie et découvre que le prénom de David est interdit à une vieille dame venue à la police dans l’espoir de récupérer son chien et qui s’en voit proposer un autre, l’absurde le dispute à la mauvaise foi.
Tous les âges défilent, dans l’ordre croissant de la vie. Une fillette en tenue occidentale est transformée par son passage dans un magasin d’habits avec sa mère; une écolière est convoquée par la directrice pour avoir prétendument été vue avec un garçon sur une moto; une jeune femme se trouve accusée d’avoir conduit sa voiture sans porter de voile; une autre qui postule pour un job doit faire face aux avances à peine voilées d’un patron. Puis c’est au tour des hommes. Un gars désireux de faire renouveler son permis de conduire doit en montrer toujours plus de son corps tatoué; un chômeur se voit dispenser un cours de religion; un cinéaste est contraint de supprimer scène après scène de son scénario autobiographique. En face d’eux, c’est toujours la même suffisance tranquille de celle ou celui qui se sait en position de force et qui prétend ne vouloir qu’aider…
Génie national
A part la scène de harcèlement sexuel, universelle, toutes ces autres situations d’abus de pouvoir caractérisé sont assez spécifiquement iraniennes. Mais la manière de les exposer ne l’est pas moins, à travers ces sketchs parfaitement joués, où la rigueur de mise en scène étouffe l’humour noir de la satire. S’y exprime un authentique génie national, une certaine façon de résister en restant plus ou moins dans les clous de ce qui est autorisé. Les auteurs finiront toutefois par «se lâcher» dans un épilogue proprement cataclysmique. Depuis Cannes, Asgari s’est vu retirer son passeport puis l’a récupéré, tandis que Khatami, qui vit à Toronto, a pu accompagner la belle carrière festivalière du film. En attendant un après-mollahs encore lointain ou imminent, on ne peut qu’admirer ce cinéma contraint, mais d’autant plus malin. ■
Chroniques de Téhéran (Terrestrial Verses), d’Ali Asgari et Alireza Khatami (Iran, 2023), avec Bahram Ark, Sarvin Zabetian, Sadaf Asgari, Faezeh Rad, 1h17.