«Il faut assumer le fait qu’il existe de la violence en psychiatrie»
Chaque jour en Suisse, les médecins ont recours à l’isolement, à la médication forcée ou à l’immobilisation. Plongée dans ce que cet univers a de plus controversé et de plus marquant, pour les patients, mais aussi pour les soignants
Le plastique a été brûlé par endroits. Marques de clopes, écrasées à dessein. Dans cette petite pièce, il n’est guère possible que de maltraiter le mobilier en mousse – un lit, deux sièges et une petite table recouverts d’un plastique vert – pour manifester sa colère. Le radiateur est protégé par des parois métalliques, le coussin et la couverture sont ignifugés, la vitre des fenêtres est incassable. Le personnel médical de l’Hôpital de psychiatrie de Belle-Idée, à Genève, enferme dans cette chambre sécurisée, en dernier recours, les patients en décompensation qu’ils estiment présenter un danger imminent pour des tiers.
Les griffures sur la porte, les mots sur les murs qu’aucune éponge n’a pu effacer, le temps qui se fige – parfois littéralement quand il n’y a pas d’horloge dans la pièce –, et surtout, le sentiment de perdre le droit de disposer de son corps. Dominic Moser connaît tout cela par coeur. Entre 2013 et 2022, il a été hospitalisé une dizaine de fois contre son gré, à la suite de décisions de placement à des fins d’assistance (PAFA ou PLAFA selon les cantons) et a connu des séjours en chambre fermée, complètement ou partiellement isolé, durant plusieurs jours consécutifs.
«Au début, c’est très violent. A l’arrivée à l’hôpital, je me faisais plaquer au sol par des agents de sécurité, je criais dans tous les sens, me débattais, recevais une injection et étais emmené en chambre sécurisée. J’étais perdu et me sentais complètement à leur merci.» Ces mots, Dominic Moser, 38 ans, les prononce lentement, le regard fixe, attablé dans un café genevois. Ses souvenirs sont brumeux, la faute à un état de santé psychique fortement dégradé durant ces épisodes. Voilà plus de dix ans qu’il tente d’apprivoiser sa maladie, un trouble schizo-affectif qui, durant les moments d’euphorie, l’entraîne notamment dans «des délires mégalos, de réincarnation». Au parcours de combattant pour apprendre à gérer ses symptômes s’est vite ajouté celui des hospitalisations à répétition et la découverte de la psychiatrie dans ce qu’elle a de plus violent.
Sédations, contentions physique et mécanique, isolements en chambre fermée – pudiquement rebaptisée «chambre de soins intensifs»: chaque jour, en moyenne, une centaine de ces mesures de contrainte sont appliquées dans les hôpitaux psychiatriques suisses, selon les statistiques de l’Association nationale pour le développement de la qualité dans les hôpitaux et les cliniques. La loi les permet, sur décision d’un médecin, lorsque le patient met gravement sa santé ou celle d’autrui en danger et manque de discernement. Il faut aussi qu’il «n’existe pas de mesures appropriées moins rigoureuses». Ces pratiques qui constituent une importante atteinte aux droits fondamentaux font débat, y compris au sein des institutions. En cause: leur encadrement, leurs bénéfices thérapeutiques et la façon dont elles sont mises en oeuvre. Au fil des ans, le cadre légal et réglementaire a évolué. Médecins et chercheurs s’y intéressent de plus en plus. Pour tenter de faire moins. Et mieux.
Cette volonté de changement ne se traduit pourtant pas dans les chiffres au niveau national. La part de patients admis en psychiatrie qui se voient prescrire au moins une mesure de contrainte est passée de 8,1% en 2017 à 10,4% en 2022. Les hospitalisations non volontaires progressent également. Selon l’Observatoire suisse de la santé, 18 376 PAFA – des privations de liberté qui peuvent être décidées par la justice, mais aussi par un médecin pour une durée allant jusqu’à six semaines – ont été prononcées en 2022, contre 13 671 en 2016, ce qui équivaut à une augmentation de 34%.
Des mesures de contrainte dans un cas sur cinq
L’évolution nationale à la hausse est difficile à expliquer tant les situations d’un canton à l’autre, d’une institution et même d’une unité à l’autre sont disparates. «A Genève, le recours à la contrainte (isolement, contention ou traitement forcé) concerne un patient sur cinq. Et si on prend en compte tout le parcours de la personne lorsqu’il y a une intervention de l’ambulance et un passage aux urgences avant l’admission en psychiatrie, on arrive même à un tiers.» Ces chiffres qui donnent le vertige, c’est Alexandre Wullschleger, médecin adjoint au service de psychiatrie adulte des HUG, qui les livre. Installé dans son bureau, entre deux visites à un patient, il pointe le profil des personnes admises à Belle-Idée et évoque, en toile de fond, le développement de l’ambulatoire qui fait converger vers l’hôpital psychiatrique des gens «extrêmement malades», l’environnement urbain, les effets de la précarité, ceux de l’abus de substances. «Mais cela n’explique pas tout et on en revient toujours à la culture de l’institution», souligne le médecin, qui se bat pour un usage de la contrainte réduit à son strict minimum – un minimum difficile à définir.
Christel Gumy et Olivia Vernay ne s’intéressent pas beaucoup aux chiffres, ni à distribuer bons ou mauvais points aux hôpitaux. Les responsables de l’Observatoire romand de la contrainte en psychiatrie (Orcep), lancé officiellement début mars pour «documenter et conserver les expériences» des personnes concernées, dressent le constat suivant: bien qu’on ait changé les lois, mieux formé les soignants, amélioré le cadre, «des personnes continuent de vivre la contrainte comme une injustice. Elles n’ont pas le sentiment d’être aidées, alors que la loi dit qu’elle peut être utilisée, mais seulement pour porter assistance. Parler de contrainte est souvent un euphémisme, c’est de violence qu’il s’agit!»
Emilie Bétrix, 32 ans, se dit «écoeurée». La jeune femme, autiste, souffre de troubles dépressifs depuis l’enfance. A partir de 2019, son état s’aggrave et son parcours est émaillé d’épisodes suicidaires et d’automutilation. En quatre ans, elle est hospitalisée neuf fois en psychiatrie pour des durées allant de cinq jours à cinq mois dans différents établissements publics et semi-publics vaudois. Des mesures de contrainte seront appliquées lors de trois de ces séjours. Emilie Bétrix veut se souvenir et témoigner. Elle a tout consigné par écrit dans un long document. Elle y raconte en détail les sangles qui scient les poignets et la terreur d’être touchée, les médicaments qui «enferment», les jours de sa vie qui lui ont été «volés» en chambre d’isolement.
Elle revient sur la manière dont une hospitalisation volontaire de longue durée après une tentative de suicide a déraillé. Le déclencheur? Des difficultés sociales avec sa voisine de chambre. Pour souffler, elle demande une permission mais la discussion s’envenime autour d’une question de prise en charge financière. Au moment de quitter l’entretien, Emilie Bétrix tape du poing. C’est à partir de là que tout dérape. Peu après, alors qu’elle estime s’être calmée, des infirmiers la saisissent et l’entraînent en chambre d’isolement, où elle est informée de sa mise sous PLAFA. Prise de panique, elle se jette contre la porte et les murs, invective les soignants. En réponse à sa «détresse», les infirmiers reviennent, l’immobilisent alors qu’elle n’est vêtue que d’une simple chemise d’hôpital, sans sous-vêtement, et se sent «comme un animal acculé et paniqué». Ils lui injectent contre son gré, dans la fesse, un neuroleptique. La jeune femme restera cinq jours en «chambre de soins intensifs».
Dans les bureaux du Temps, à Lausanne, Emilie Bétrix fait le point sur son parcours. Le regard est vif, les mots d’une grande précision: «Vous souffrez tellement que vous voulez mourir et on vous enferme? Je ne me suis pas sentie soignée, mais soumise. J’ai été traumatisée par ceux qui étaient censés me sortir de là. Ils ont balayé mon autodétermination et mon libre arbitre et se sont octroyé le droit de me traiter comme un objet. Je ne sais pas si je me remettrai un jour de ce que j’ai vécu.» La Vaudoise ne le nie pas: elle a aussi rencontré sur son chemin des soignants «formidables» qui l’ont aidée. Mais aujourd’hui, elle se dit «absolument terrifiée» de se retrouver de nouveau «confrontée à une psychiatrie qui contraint et humilie sous le couvert de «l’aide».
Pas toujours de consensus
Quelles raisons poussent des médecins et leurs équipes à prendre des mesures parfois si dévastatrices? Selon les cas, ils les mettent en oeuvre avec un objectif thérapeutique, par exemple prescrire un médicament contre la volonté d’une personne pour la stabiliser et traiter ses symptômes. Il est aussi question de sécurité. Le recours à la chambre fermée est principalement ordonné en cas de mise en danger d’autrui. Le fait qu’une personne «perturbe fortement» la vie en communauté intervient aussi régulièrement dans la décision.
Dans la pratique, certains médecins contraignent plus vite que d’autres. A quel moment peut-on parler de dernier recours? La recherche peine à répondre, note Alexandre Wullschleger, dont les
«Vous souffrez tellement que vous voulez mourir et on vous enferme? Je ne me suis pas sentie soignée, mais soumise» ÉMILIE BÉTRIX, 32 ANS
travaux s’intéressent précisément à cette question. «On se trouve face à une boîte noire, car si c’est bien le choix d’un médecin, la prescription d’une mesure limitative de liberté est le fruit d’une discussion en équipe et s’inscrit dans un moment T», résume-t-il. Là où certains professionnels pointent depuis longtemps le manque de moyens et de personnel, le spécialiste réfléchit plus loin. Il préfère parler d’une culture psychiatrique qui a du mal à évoluer.
Un constat illustré par l’expérience de Mustapha Abbou, un infirmier de Belle-Idée qui travaille depuis vingt-cinq ans au sein d’unités de crise. Durant sa carrière, il a observé de gros progrès sur son lieu de travail, exposet-il. L’isolement est devenu moins systématique et les séjours en chambre fermée durent moins longtemps. «Il y a vingt-cinq ans, on avait tendance à mettre les gens en isolement dans l’optique de les faire changer de comportement, ce qui est évidemment problématique, parce qu’on tombe dans de la punition», note-t-il, associant notamment ces évolutions aux changements opérés dans la hiérarchie de l’hôpital et à une visite de la Commission nationale de prévention de la torture en 2018.
Pourtant, preuve de l’absence de consensus systématique, l’infirmier continue à devoir mettre en oeuvre des mesures dont il doute du bien-fondé, quand il ne s’y oppose pas carrément. «Dernièrement, je devais exécuter la prescription d’une contention à un monsieur âgé, dans son lit, pour éviter qu’il ne tombe et ne se fasse mal durant la nuit – une pratique qui n’est théoriquement plus autorisée dans mon unité. Il existait pourtant une solution: mettre le matelas par terre et surveiller le patient de façon plus rapprochée. C’est ce que j’ai fait, j’ai engagé ma responsabilité. Mais ça demande de s’impliquer.» Et, surtout, d’accepter de prendre des risques, particulièrement quand la violence s’invite dans l’équation.
Une étude genevoise à paraître dans la revue BJPsych Open montre que le personnel de l’hôpital qui se sent en insécurité a davantage tendance à valider le recours à la contrainte. Crachats, griffures, étranglements ou coups de poing: 27% des soignants interrogés ont vécu une atteinte corporelle au cours des douze mois précédents. Un chiffre auquel s’ajoutent les insultes et les menaces de mort.
Une réalité qu’a connue Jérémy*. L’infirmier exerce depuis une petite dizaine d’années dans le milieu de la psychiatrie à Genève et compte déjà quelques frayeurs à son actif, dont une qui l’a marqué durablement. «Je connaissais bien le patient, qui était victime de délires de persécution. Le lendemain de son admission, il est venu toquer à la porte du bureau des infirmiers. Il n’avait pas souhaité de médication et les médecins avaient respecté sa volonté, malgré des passages à l’acte antérieurs. Quand j’ai ouvert, il s’est mis à crier, à mettre des coups de pied sur les portes et m’a sauté dessus pour me frapper. J’ai pu le maîtriser.» Malgré l’intervention de ses collègues et un débriefing, le jeune homme explique avoir été déstabilisé durant les semaines qui ont suivi. «Quand il commençait à y avoir de l’agitation, je tremblais, j’étais moins à l’aise, et donc logiquement peut-être plus dans un réflexe sécuritaire», se remémore-t-il. De quoi interroger les biais avec lesquels le personnel médical doit composer à l’heure de prendre des décisions.
Pour Jérémy, l’enjeu est de réussir à «se mettre à distance de ses émotions. De toujours considérer la personne au-delà de sa maladie.» Evaluer l’état d’une personne sans la réduire à sa pathologie est un exercice quotidien ardu, qui demande une remise en question permanente, renchérit Mustapha Abbou, dont la vie a failli basculer en 2017 quand un patient l’a attaqué à l’aide d’un briquet et d’une bonbonne de laque. «Même si un patient passe à l’acte, son désir profond, ce n’est pas de nous faire mal – c’est comme ça que je le conçois. L’agressivité est dirigée parfois contre la société, parfois contre un mal plus profond et intime. Lorsqu’on se fait agresser quand on ferme une porte à clé, c’est avant tout parce qu’on incarne celui qui prive de liberté. Parce qu’on est celui qui n’arrive pas à comprendre alors qu’on devrait justement être celui qui fait du bien», détaille celui qui, à la suite de cette agression, a cru qu’il ne pourrait plus jamais continuer à exercer comme avant.
Un regard positif
«On écoute et, de notre côté, on essaie d’être les plus transparents possible, de dire quand nous avons eu peur»
ALEXANDRE WULLSCHLEGER, SERVICE DE PSYCHIATRIE ADULTE DES HUG
«Il ne veut pas? J’arrive tout de suite.» Alexandre Wullschleger raccroche le téléphone. Il n’a plus beaucoup de temps pour discuter. Un patient chez qui on soupçonne une thrombose refuse les investigations. La discussion s’annonce compliquée. Que se passera-t-il si la personne ne change pas d’avis? «C’est évidemment difficile. On sent le poids des responsabilités. C’est compliqué d’entendre les reproches des patients, mais aussi des associations et des médias», glisse-t-il.
Les retours des patients ne sont pourtant pas tous négatifs. «C’était terrible à vivre, mais honnêtement, je ne sais pas comment les soignants auraient pu faire sans contrainte», témoigne ainsi Karen Michaud, une Genevoise de 48 ans qui a connu une vingtaine d’hospitalisations sous PAFA entre 2000 et 2013 et de longs séjours en chambre fermée. Avec les années et la stabilisation de son état, elle estime aujourd’hui que ses séjours à Belle-Idée lui ont évité de passer à l’acte à l’extérieur et permis de mettre en place un plan de traitement. Aujourd’hui, c’est plus la façon dont les mesures ont été appliquées que leur bien-fondé qu’elle souhaite interroger. Entre autres souvenirs traumatisants, notamment une intervention musclée des agents de sécurité de l’hôpital, elle se remémore «ne pas s’être sentie accompagnée. Il n’y avait pas de dialogue possible, pas d’espace de négociation. Je discutais juste avec le prof de sport et l’ergothérapeute.»
«On remet tout en question»
C’est précisément pour favoriser le dialogue et les retours d’expériences qu’Alexandre Wullschleger, inspiré par une expérience professionnelle dans un hôpital allemand, met en place depuis deux ans des débriefings pour tous les patients qui passent par la chambre fermée. «On écoute et, de notre côté, on essaie d’être les plus transparents possible, de dire quand nous avons eu peur.» Une démarche saluée par Mustapha Abbou. Après l’agression dont il a été victime en 2017, l’infirmier a travaillé dans le secteur ambulatoire pendant un an. «Cette année-là, je me suis rendu à deux reprises à des groupes de parole de l’association Le Relais. C’était très riche. Tous les soignants qui travaillent avec les chambres fermées devraient y aller. En écoutant des patients et des parents de patients, j’ai plus appris en deux séances qu’avec tous les bouquins du monde. Vous sortez de là, vous remettez tout en question.» Car même s’il n’est «jamais facile» de tourner la clé dans la serrure pour y enfermer un patient, «on ne peut pas se rendre compte de ce que c’est que de se retrouver dans une chambre en isolement», souligne Alice*, une infirmière qui exerce en psychiatrie dans le canton de Vaud depuis plusieurs années.
De nombreuses initiatives ont vu le jour ces dernières années – selon les cantons et les institutions – afin de faire remonter la perspective et l’expertise des patients: développement du plan de crise conjoint, appel à des pairs praticiens ou encore à des infirmières coordinatrices de bonnes pratiques. Mais les progrès se heurtent toujours à la même limite: pour Alexandre Wullschleger, «il faut assumer le fait qu’il existe de la violence en psychiatrie. Le simple fait de la reconnaître
27% C’est la proportion de soignants interrogés dans le cadre d’une étude genevoise qui ont vécu une atteinte corporelle au cours des douze mois précédents.
peut aider à diminuer les stress post-traumatiques. Mais il serait aujourd’hui très difficile de la faire disparaître. Il y a une part d’irréductible entre la violence du trouble psychique et la violence que nous mettons en place pour y faire face.» Un aveu d’échec? Plutôt le constat que la psychiatrie ne peut que répondre à la mission que la société lui donne.
Prenons l’exemple d’une personne bipolaire qui, en phase maniaque, déambule dans la rue en chemise de nuit, entasse des branches sur la route, appelle les pompiers 50 fois par jour. Sa place est-elle dans la cité ou à l’hôpital psychiatrique? Même si elle le refuse catégoriquement, il y a fort à parier qu’en Suisse en 2024 la seconde option l’emporte. La réponse appartient aux médecins et à la justice qui prononcent les hospitalisations forcées et, plus largement, aux citoyens. Voisins excédés qui appellent la police, passants inquiets qui composent le 144, proches à bout: c’est aussi eux qui déterminent ce qui devient insupportable.
Au-delà de sa mission de soins, la psychiatrie joue un rôle de régulation sociale, et même de protection de l’ordre public, avec lequel doivent composer, bon gré mal gré, les professionnels. Jusqu’où l’autonomie d’une personne peut-elle et doit-elle être préservée? Quels risques est-on prêt à assumer? Après vingthuit ans passés à sonder la maladie psychique, Mustapha Abbou en est convaincu: «Ce qui se passe en psychiatrie nous concerne tous et nous appartient collectivement.» ■