Du «papy bunkérisé» au chef de guerre
Dopé par la guerre en Ukraine, le chef du Kremlin compte se faire triomphalement réélire ce dimanche pour un cinquième mandat. Obsédé par sa survie, tant politique que physique, il avait pourtant pratiquement disparu des radars avant l’invasion
Dimanche soir à Moscou. Sur Pervy Kanal, la première chaîne de télévision, l’incontournable propagandiste du régime Vladimir Soloviev, engoncé dans son costume noir à col Mao, lance le générique de ce qu’il appelle «la plus trépidante des émissions politiques»: Moscou. Kremlin. Poutine. Une émission hebdomadaire qui «montre toujours plus que les autres» promet-il – et les spectateurs savent qu’ils verront, une fois de plus, des images exclusives des coulisses du pouvoir avec, toujours, pour héros principal, Vladimir Poutine.
Dimanche passé, le dernier avant le scrutin présidentiel qui se déroule du 15 au 17 mars, on y voyait ainsi le chef de l’Etat successivement offrir des fleurs pour le 8 mars à de futures pilotes femmes de l’Ecole d’aviation militaire de Krasnodar avant de monter – pour une «mission de combat», précise-t-on – à bord d’un simulateur de vol. Puis il visitait une serre géante dans la région de Stavropol, s’entretenait avec le patron de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) à Sotchi, et prenait la parole à un festival de jeunes venus des quatre continents et tous visiblement adeptes du «monde multipolaire» voulu par le Kremlin.
Sur toutes ces images, Vladimir Poutine apparaît en pleine forme et confiant: il plaisante, serre des mains, pose pour des selfies, signe des autographes et croque même dans une tomate sous les yeux ébahis des employés de la serre. A Sotchi, devant les jeunes survoltés venus des pays du Sud global, il constate le fiasco des Etats-Unis à s’imposer comme une superpuissance mondiale. Et promet que la Russie, elle, ne les laissera pas tomber.
Une vie saine, sans alcool ni stress
On ne saurait dater exactement le moment de cette transformation ni le déclic qui l’a provoquée, mais cela fait bientôt plus d’un an que Vladimir Poutine n’est plus le même homme. L’image qu’il tient à projeter de lui en tout cas est celle d’un homme d’Etat doublé d’un chef de guerre proche de son peuple, en pleine possession de ses moyens physiques et intellectuels. Un président reparti au minimum pour encore six ans, jusqu’en 2030, l’année de ses 77 ans. «Un petit jeune!», relèvent les propagandistes russes en comparaison des présidentiables américains. Un homme en tout cas à mille lieues de celui qui avait gagné le surnom de «papy bunkérisé» pendant l’épidémie de covid, tant il avait peur d’attraper le virus. Un surnom tenace, qui a pris une dimension nouvelle dans les premiers mois de la guerre lorsque Vladimir Poutine, que l’on disait seul et malade, avait pratiquement disparu des radars. Planqué dans une de ses résidences ultra-sécurisées, ne se déplaçant qu’à bord d’un train blindé, à l’instar du dictateur nord-coréen… Que lui est-il arrivé depuis?
«Il défie le temps qui passe, physiquement et politiquement»
UN ANCIEN DIPLOMATE EN POSTE À MOSCOU
Beaucoup de choses ont été dites et écrites en Russie à ce propos, alimentant au passage les théories les plus fantasques, comme celle de ses «sosies» tant la différence est frappante entre le Vladimir Poutine «bunkérisé» et cet homme politique fringuant qui ne fuit plus les embrassades ni les bains de foule. A cela s’est ajoutée une autre rumeur tenace, généreusement alimentée par certains opposants et médias, des officiels ukrainiens mais aussi des agences de renseignement occidentales, à savoir celle d’un homme atteint d’un cancer, voire en fin de vie, toujours entouré par une myriade de médecins. «Des voeux pieux», avait reconnu en juillet 2022 le chef d’état-major des armées britanniques, l’amiral Tony Radakin. Peu après, le patron de la CIA, William Burns, avouait lui aussi que Vladimir Poutine avait en fait «une santé de fer».
Derrière ces spéculations se cache une réalité: le président russe a une obsession pour sa forme physique et tient à le faire savoir aux Russes comme au monde entier. Ses résidences sont équipées de salles de sport, de piscines de taille olympique, de spas et, paraît-il, même de cliniques de rajeunissement, comme à Novo-Ogaryovo. Vladimir Poutine affirme pratiquer une activité sportive «au moins deux heures par jour», et ne cesse de prodiguer des conseils de vie saine, sans alcool ni stress. On connaît le soin qu’il accorde à son apparence physique, allant jusqu’à se faire injecter du botox pour cacher les rides du visage. «Il défie le temps qui passe, physiquement et politiquement. Après avoir éliminé ses opposants, il doit désormais considérer le vieillissement et la maladie comme ses seuls ennemis», ironise un ancien diplomate occidental en poste à Moscou, qui tient à garder l’anonymat.
Une paranoïa à géométrie variable
Cette obsession de Vladimir Poutine pour sa santé a, effectivement, atteint des sommets de paranoïa pendant l’épidémie de Covid-19. Le chef de l’Etat russe a vécu essentiellement cloîtré entre deux de ces résidences, celle de Novo-Ogaryovo et de Sotchi. Ses plus proches collaborateurs étaient testés trois fois par jour et vivaient confinés dans ce qu’on appelait alors les «zones propres», des résidences gouvernementales sans aucun contact avec le monde extérieur. Ceux qui voulaient lui serrer la main, ou ne serait-ce qu’être présents dans la même pièce que lui, étaient mis à l’isolement plusieurs semaines auparavant. Tout le monde se souvient de la table d’au moins six mètres de long à laquelle Vladimir Poutine a fait asseoir Emmanuel Macron lors de sa visite éclair à Moscou en février 2022.
Toujours est-il qu’à partir d’un moment, quelque six mois après le début de l’invasion de l’Ukraine, toutes ces précautions sont devenues à géométrie variable. En juillet de cette année, Vladimir Poutine a effectué son premier voyage à l’étranger, à Téhéran, pour un sommet avec ses homologues iranien Ebrahim Raïssi et turc Recep Tayyip Erdogan. Profusion d’embrassades, de poignées de main et de tapes sur l’épaule: «Du jour au lendemain, la paranoïa de Poutine s’était évaporée et les mesures de distanciation avec», se souvient Andreï Kolesnikov, un reporter du «pool présidentiel». En décembre 2023, le collectif de journalistes indépendants Proekt a passé au crible plus de 500 apparitions publiques du chef du Kremlin depuis le début de l’année, pour conclure que ce dernier faisait appliquer les mesures anti-covid de manière particulièrement arbitraire, presque comme un instrument de pouvoir à l’égard de son entourage et des gens qu’il rencontrait – exactement comme dans l’épisode avec son homologue français. On l’a vu ainsi un jour se mêler à une foule de supporters enthousiastes au Daghestan et, le lendemain, tenir à distance respectable des membres de son gouvernement.
Santé et longévité politique semblent, effectivement, aller de pair chez le leader russe. Le 29 février dernier, c’est de nouveau un Poutine combatif et en pleine forme qui a pris la parole pour son adresse annuelle à la nation, très attendue en cette deuxième année de guerre en Ukraine. Il y a délivré son premier et probablement dernier
Le président russe a une obsession pour sa forme physique et tient à le faire savoir au monde entier
discours de campagne avant d’être triomphalement réélu pour un cinquième mandat le
17 mars prochain. Cette fois-ci, il n’était plus question de mesures de distanciation; toute sa «cour» était là, faisant corps avec le maître du Kremlin.
On y a vu certains piliers de ce qu’on peut appeler le «système Poutine», garant de sa longévité politique. Ses amis et oligarques Igor Setchine (Rosneft) et Alexeï Miller (Gazprom), les membres de son gouvernement mais aussi les très discrets conseillers de l’administration présidentielle, ceux qu’on appelle les «cardinaux gris» de la politique russe: Anton Vaïno, Dmitri Ouchakov, Sergueï Kirienko… Les siloviki, les patrons de services et autres agences de sécurité, étaient bien évidemment là aussi, et en force: le secrétaire du Conseil de sécurité Nikolaï Patrouchev – qui rêve, dit-on, qu’un jour son fils, actuellement ministre de l’Agriculture, succède à Poutine –, les patrons des agences de renseignement et du tout-puissant service de sécurité intérieure, le FSB. En tout beaucoup, beaucoup d’hommes en uniforme, certains revenus du front lourdement blessés, et que le chef du Kremlin a présentés comme la future l’élite d’une Russie dopée par l’économie de guerre et galvanisée par ses rêves de grandeur. Un futur, on l’aura compris, que Vladimir Poutine n’imagine pas sans lui.
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