Le dilemme de la diaspora en Suisse
Les 16 200 citoyens russes établis sur sol helvétique peuvent se rendre aux urnes à Berne et à Genève. En 2018, Vladimir Poutine avait officiellement obtenu 67% des suffrages des quelque 2700 votants en Suisse, 10% de moins qu’au niveau national
Sur le site internet de l’ambassade de la Fédération de Russie en Suisse, le visiteur non russophone ne trouvera aucune information sur l’élection présidentielle qui se tient ce week-end. Sur la version française, il pourra par contre découvrir l’article d’un docteur en sciences historiques intitulé «Le nazisme ukrainien actuel: sources et typologie idéologique». Les germanophones sont accueillis avec un texte sur la «dénazification de l’Ukraine», une lecture critique d’un article de la Neue Zürcher Zeitung. Il faut passer au russe pour savoir comment les détenteurs d’un passeport russe peuvent voter en Suisse.
Si le vote se déroule sur trois jours en Russie, les citoyens russes de Suisse n’ont pas la possibilité d’un vote électronique et doivent se rendre dimanche entre 8h et 20h soit à la mission de Russie auprès de l’ONU à Genève (pour les résidents des cantons de Genève, Vaud, du Valais, de Neuchâtel et Fribourg), soit à l’ambassade de Russie à Berne pour tous les autres cantons. Vladimir Khokhlov, responsable de la communication de l’ambassade de Russie indique que «3215 personnes sont enregistrées auprès de nos services consulaires. Il est toutefois important de noter que le nombre réel de Russes vivant en Suisse est notablement plus élevé. Selon les statistiques suisses, 16 200 citoyens russes vivent dans la Confédération.» Contrairement à l’ère soviétique, il n’y a plus d’obligation d’enregistrement auprès de leurs services consulaires pour les citoyens russes.
Ne pas voter Poutine est un message
«Beaucoup de Russes ne se déplaceront pas, estime Nadia Sikorsky, rédactrice en chef de Nasha Gazeta («Notre journal»), le plus ancien média russophone en ligne de Suisse, basé à Genève. Le résultat est décidé d’avance, on ne se fait aucune illusion.» Peu de Russes sont d’ailleurs en mesure de mentionner les noms des trois hommes dont la candidature a été autorisée pour concourir aux côtés du président sortant Vladimir Poutine. «Je n’ai aucune idée de qui il s’agit», indique ainsi une Russe de Genève, qui préfère ne pas donner son nom ni même indiquer si elle ira voter ou non. Le site de la Commission électorale centrale de la Fédération de Russie semblant inaccessible depuis la Suisse, elle transmet dans la foulée par e-mail les fiches Wikipédia des trois «inconnus» : le communiste Nikolaï Kharitonov, le député de la Douma Leonid Sloutski et le vice-président de la Douma Vladislav Davankov.
Nadia Sikorsky ne sait pas encore si elle pourra aller voter, son passeport étant en attente de renouvellement. Mais à la réflexion, elle estime que ce serait utile. «On peut donner un signal, voter en blanc. Même si les résultats sont truqués, ce sera tout de même une indication pour les autorités. Elles sauront la vérité.» Et puis «remplir son devoir de citoyen reste important», estime la journaliste qualifiée de «russophobe» par l’ambassade de Russie pour sa position critique de l’invasion russe de l’Ukraine.
«J’irai voter, explique Maria, membre de l’association La Russie du futur Suisse, un groupe de 30 à 40 militants anti-Poutine rassemblant 500 personnes sur leur messagerie Telegram. Il est clair que le vote sera falsifié, mais il y a plusieurs moyens d’exprimer notre désaccord.» Même si tous les candidats sont pro-gouvernement, donc pro-guerre, ne pas voter Poutine est un message. On peut aussi mettre plusieurs noms pour invalider le vote. Il y a enfin une forme de manifestation qui se dessine en Russie même: appeler tous les opposants à Poutine à se rendre aux urnes le même jour, dimanche, à la même heure, midi, pour créer des files d’attente. «Cela va déranger la mission, veut croire Maria qui suggère d’en faire autant en Suisse. C’est le minimum qu’on peut faire.»
Se faire bien voir en allant voter
«Question suivante», tranche Boris Bondarev lorsqu’on lui demande s’il va voter. L’ex-diplomate de la mission de Russie auprès de l’ONU à Genève, qui a quitté son poste en mai 2022 en signe de protestation contre la guerre, ne va pas se risquer à se confronter à ses ex-collègues. Il a désormais le statut de réfugié politique. Il n’a d’ailleurs aucun contact avec les Russes établis en Suisse. Mais il observe attentivement l’évolution politique russe, et ses relais dans son pays d’accueil notamment à travers les réseaux sociaux. «Je vois deux groupes, explique-t-il. Il y a ceux qui aiment Poutine et voudront se faire voir en allant voter. Si on leur demande pourquoi ils restent en Suisse alors qu’ils soutiennent un pouvoir qui fustige l’Occident et tient la Suisse pour hostile, ils ne vous parlent plus. Et il y a les anti-Poutine. Je ne crois pas qu’ils soient sous pression ou sous la surveillance des officiels russes présents en Suisse, nombreux en particulier à Genève. Certains auront peur d’aller voter, d’autres iront.» Il y a en réalité un troisième groupe: ceux qui se tiennent prudemment à l’écart de la politique. Peut-être les plus nombreux.
Il y a aussi ceux qui se tiennent prudemment à l’écart de la politique. Peut-être les plus nombreux
«On peut donner un signal, voter en blanc. Ce sera une indication pour les autorités. Elles sauront la vérité»
NADIA SIKORSKY, RÉDACTRICE EN CHEF DE «NASHA GAZETA»
En 2018, lors de la dernière élection présidentielle russe, 67% des 1700 votants à la mission de Genève avaient donné leur voix à Vladimir Poutine. A Berne, c’était 70% du millier de votants, selon les chiffres de la Commission électorale russe relayés par Maria. «Attention, ils sont sans doute faux, précise-telle. A mon avis plus de 80% des Russes de Suisse ne sont pas allés voter.» Il n’y a pas de chiffre sur le taux de participation. Au niveau national, le président avait été réélu avec 76,7% des voix. «L’objectif cette année sera sans doute d’annoncer un résultat de 85%, pronostique Boris Bondarev. Il faut montrer à l’Occident que les Russes sont derrière leur président, y compris en temps de guerre. C’est le boss, le leader. Ce doit être un plébiscite.» L’ex-diplomate estime que le chiffre réel de soutien à Vladimir Poutine se situe entre 50 et 55% de la population.
Le site de l’ambassade de Russie indique qu’une surveillance vidéo sera organisée dans le bureau de vote et que «des mesures d’inspection personnelle sont prévues à l’entrée de l’ambassade». Plusieurs personnes sollicitées par Le Temps ont préféré ne pas s’exprimer sur leur participation à cette élection ou sur leur éventuel soutien au président russe. Y compris parmi les binationaux. L’élu UDC genevois Guy Mettan, président de l’Union des chambres de commerce entre la Suisse, la Russie et les ex-républiques soviétiques, par ailleurs citoyen russe, n’a pas confirmé s’il irait, comme en 2018, ou non voter ce week-end.
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