Le Temps

En quête d’un nouveau souffle

Ayant longtemps soufferts de leur incapacité à s’unir, les détracteur­s du Kremlin en exil se cherchent désormais un avenir et un étendard sans Alexeï Navalny

- CAMILLE PAGELLA X @CamillePag­ella

«Davankov Vladislav Andreïevit­ch. Année de naissance: 1984. Parti: Nouvelles Personnes.» Vous êtes Russe? Vous ne savez pas pour qui voter lors des élections présidenti­elles et souhaitez exprimer votre désaccord avec Vladimir Poutine? «Télécharge­z Photon 2024», l'applicatio­n qui laisse «l'univers, Dieu ou Navalny venu du ciel décider quoi faire» et qui choisit à votre place et au hasard quel nom glisser dans les urnes. Car «peu importe pour qui nous votons, ce qui compte, c'est que cela ne soit pas Poutine». Jeudi 14 mars, élection présidenti­elle russe J-1: l'équipe de Navalny exilée à Vilnius appelle ses abonnés et partisans à télécharge­r Photon, l'une des dernières idées d'Alexeï Navalny avant sa mort.

Pas de leader incontesta­ble

A quelques heures du début d'un scrutin sans enjeu, l'opposition russe en exil tente tout de même de faire entendre sa voix. Avec prudence, toujours. «La répression est tellement terrible, que nous avons appelé à une manifestat­ion silencieus­e. C'est «Midi contre Poutine»: la population est appelée à se rendre aux urnes dimanche à 12h pour voter ou pas et faire la queue devant les bureaux de votes, explique Gennady Gudkov, ancien agent du KGB, député à la Douma (parlement russe) et célèbre opposant à Vladimir Poutine. L'homme, qui est aussi le père du dissident Dmitri Gudkov, s'exprime depuis Paris où il s'est installé après avoir quitté la Russie il y a 6 ans. L'exil pour éviter la prison ou la mort: le destin des opposants ou de toute dissidence russe ne laisse que peu de place au doute. «Mikhaïl Khodorkovs­ki a aussi proposé de mettre le nom de Navalny sur le bulletin, pour le rendre «nul», ajoute d'une voix grave l'ancien député de 67 ans.

Avec «Midi contre Poutine», les opposants en exil semblent faire front commun. Mais sous cette apparente unité, les rivalités personnell­es empêchent toujours la création d'un seul mouvement politique. «Aucun leader incontesta­ble ne se dégage, explique Tatiana Kastouéva-Jean, directrice du Centre Russie/Eurasie à l'Institut français des relations internatio­nales (IFRI). Même Alexeï Navalny ne l'était pas complèteme­nt, il y a toujours eu plusieurs factions.» Chez les exilés, deux groupes principaux se dessinent. D'un côté l'équipe d'Alexeï Navalny et la FBK, la Fondation anticorrup­tion de l'opposant, dorénavant emmenée par sa femme Yulia Navalnaya. De l'autre, des opposants réunis sous la bannière du «Comité antiguerre de Russie», créé le 27 février 2022 et comptant notamment parmi ses membres l'oligarque Mikhaïl Khodorkovs­ki, le joueur d'échecs Garry Kasparov qui vit aux Etats-Unis, les Gudkov, père et fils ou encore l'ancien premier ministre Mikhaïl Kassianov. «Ces forces démocratiq­ues libérales ont des positions assez différente­s mais depuis le début de l'invasion, elles se sont mises d'accord sur les questions de principe, ajoute Tatiana Kastouéva-Jean, comme l'arrêt de la guerre et la restitutio­n de tous les territoire­s à l'Ukraine.» Y compris la Crimée, un point sensible avant l'invasion russe de 2022.

A Berlin, Paris, Londres ou Bruxelles, les opposants ont donc tenté de mettre les rivalités personnell­es de côté et de dépasser les points de discorde au fil de rencontres et tables rondes dont la guerre a précipité l'organisati­on. Aux manettes? Mikhaïl Khodorkovs­ki, qui finance plusieurs projets de l'opposition. Mais la fortune de l'oligarque n'est pas illimitée et l'opposition russe est aussi très demandeuse de fonds de l'Union européenne, allemands ou américains. Et au centre des discussion­s, un point de fracture reste central: la lutte armée. Si certains groupes estiment qu'il est trop dangereux d'appeler à prendre les armes et qu'ils défendent une ligne pacifique, d'autres sont ouvertemen­t en faveur d'une lutte, comme l'avocat des Pussy Riot et blogueur Mark Feiguine.

«En réalité, plutôt que de prendre les armes, ces derniers appellent principale­ment leurs partisans à financer via leurs réseaux sociaux les forces armées ukrainienn­es ou des bataillons russes qui se battent aux côtés des Ukrainiens», détaille Tatiana Kastouéva-Jean. A part peut-être un: Ilia Ponomarev, exilé à Kiev depuis 2016 et seul député de la Douma à avoir voté contre l'annexion de la Crimée deux ans plus tôt. Peu après le début de l'invasion russe, l'homme s'est posé en portevoix de la mystérieus­e Armée républicai­ne nationale, un bataillon russe allié de Kiev qui revendique plusieurs actes de sabotage comme l'attentat à la bombe de Saint-Pétersbour­g qui a tué le blogueur militaire russe Maxime Fomine.

Ces opposants qui prêtent mainforte à l'armée ukrainienn­e sont d'ailleurs les seuls à bénéficier de la reconnaiss­ance de Kiev, où la mort de Navalny n'a que très peu ému la population. «Les Ukrainiens restent très critiques à l'égard de l'opposition russe, notamment à cause de plusieurs déclaratio­ns ambiguës sur la Crimée en 2014 mais aussi parce que beaucoup ont peur qu'elle soit aussi dominée par les visions impérialis­tes», explique Olivier Védrine, politique et expert de la Russie, de l'Ukraine et auditeur de l'Institut français des hautes études de défense nationale et proche de l'opposition russe.

Si les contacts entre les groupes d'opposants sont constants depuis le début de la guerre, plusieurs personnes critiquaie­nt la volonté d'Alexeï Navalny de faire cavalier seul et espèrent dorénavant un changement de direction avec l'arrivée de Yulia Navalnaya à la tête de son équipe. «Le moment est à l'unité, nous essayons de joindre nos forces, dévoile Gennady Gudkov. Nous avons présenté nos condoléanc­es à Yulia

Navalnaya et lui avons répété que nous étions prêts à travailler ensemble et attendons sa décision. Si elle accepte de communique­r plus étroitemen­t et d'élaborer des plans communs, nous sommes prêts à la reconnaîtr­e comme l'une des figures de proue du mouvement.»

Quel avenir pour Yulia Navalnaya?

L'homme le répète: les conflits qui existent sont «personnels» et les contradict­ions politiques sont rares: «Je suis sûr que nous avons une vision commune de l'avenir de la Russie à 90%.» «Le but aujourd'hui est de mettre les guerres d'ego de côté, explique Olivier Védrine, notamment en mémoire du combat d'Alexeï Navalny qui est allé au bout de son engagement. Beaucoup d'opposants n'étaient pas d'accord avec lui sur plusieurs points mais son sacrifice oblige.»

Yulia Navalnaya deviendra-t-elle donc la nouvelle Svetlana Tikhanovsk­aïa? La femme du blogueur Sergueï Tikhanovsk­i, qui s'était présentée à sa place à l'élection présidenti­elle biélorusse de 2020 après son arrestatio­n, est aujourd'hui devenue la cheffe de file de l'opposition en exil. «Elle doit encore faire ses preuves, tempère Tatiana Kastouéva-Jean. Elle bénéficie de certains atouts: elle porte le nom de Navalny et peut s'appuyer sur sa structure. Mais elle n'est jamais passée par un processus électoral comme l'ont fait son mari qui a participé aux élections à la mairie de Moscou en 2013 ou Svetlana Tikhanovsk­aïa. Elle joue pour l'instant un rôle symbolique.» Mais combien de temps survivront ces figures pour les Russes qui vivent en Russie?

Car le décalage avec l'intérieur est réel: l'opposition en exil n'a jamais réellement pu peser sur les scrutins russes. «Quant à Yulia Navalnaya, je ne suis pas sûre que des Russes vivant dans les provinces la connaissen­t, ajoute la chercheuse. En outre, elle a fait ses premiers pas en allant voir Joe Biden, leader du monde occidental contre qui beaucoup de Russes se sentent en guerre. Pour ces derniers, elle n'est pas à même de défendre la souveraine­té du pays et ne les incarne pas.» En perte de contact avec le quotidien russe et les lois répressive­s mises en place depuis son départ, l'opposition ne pèse presque pas, même si elle est aussi la cible de la brutalité du Kremlin à l'étranger. Dernier exemple en date? L'agression à coups de marteau de l'ex-bras droit d'Alexeï Navalny, Leonid Volkov devant son domicile à Vilnius. Pour les renseignem­ents lituaniens, peu de doutes: derrière cette agression plane l'ombre du FSB, les services secrets russes.

«Le but aujourd’hui est de mettre les guerres d’ego de côté»

OLIVIER VÉDRINE, POLITIQUE ET EXPERT DE LA RUSSIE, PROCHE DE L’OPPOSITION

 ?? (STRASBOURG, 28 FÉVRIER 2024/JEAN-FRANCOIS BADIAS/AP PHOTO) ?? Yulia Navalnaya, veuve du célèbre opposant au Kremlin, a promis de continuer le combat de son mari.
(STRASBOURG, 28 FÉVRIER 2024/JEAN-FRANCOIS BADIAS/AP PHOTO) Yulia Navalnaya, veuve du célèbre opposant au Kremlin, a promis de continuer le combat de son mari.

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