Le Temps

«Les élections russes font partie de la réécriture de l’histoire par Poutine»

Les historiens et linguistes derrière la branche suisse de l’ONG russe Memorial, créée l’année dernière, décrivent comment ils s’attellent à démanteler les mensonges de la propagande, qui s’est encore intensifié­e avec la présidenti­elle de ce week-end

- KASMIRA JEFFORD

Le 8 mars, Journée internatio­nale des femmes, l'ONG russe des droits de l'homme Memorial a publié sur son site web une liste de femmes prisonnièr­es politiques arrachées à la sphère publique et condamnées à des années de détention dans l'une des nombreuses colonies pénitentia­ires du pays. Parmi elles, Irina Andina, 37 ans, ancienne policière, veuve et mère de deux enfants, détenue depuis juillet 2022, et l'activiste politique Olga Smirnova, 56 ans, qui encourt six ans de prison…

Le même jour, il y a 80 ans, l'URSS de Joseph Staline a commencé à déporter près de 40 000 Balkars de leur terre natale dans la région russe de Kabardino-Balkarie, dans le Caucase du Nord. Ils étaient accusés d'avoir collaboré avec les nazis.

Ce ne sont que deux exemples parmi d'autres qui illustrent les souvenirs douloureux émanant de la longue histoire de la répression en Russie. Le message implicite de Memorial est clair: «Ne laissez pas leur existence s'effacer.» Ses bulletins hebdomadai­res, documentan­t des moments importants de l'histoire de la Russie et annonçant d'autres activités comme des excursions de groupe pour accrocher des plaques commémorat­ives au nom de ceux que le régime soviétique a tenté de réduire au silence, sont ce qu'il reste de Memorial Internatio­nal, la plus ancienne ONG russe, Nobel de la paix, qui s'est consacrée à la préservati­on de la mémoire des victimes de la répression soviétique.

Rencontres suisses

Dissoute en 2021 par la Cour suprême de Russie, et bien que pas totalement interdite, l'ONG a été contrainte de limiter son travail dans le pays mais elle continue à mener son activité mémorielle, soutenue par ses nombreuses branches installées en Europe.

Memorial Suisse, instituée en juin 2023, est l'une des plus récentes à assumer la lourde tâche de contrer la machine de propagande du président russe Vladimir Poutine et de maintenir en vie la mémoire des victimes de la répression.

Son président Patrick Seriot, professeur émérite de linguistiq­ue slave à l'Université de Lausanne, déclare qu'au cours des neuf derniers mois, il a mené cette mission avec dix autres universita­ires de Genève, Lausanne, Fribourg et Zurich, malgré de modestes moyens. Ensemble, ils ont traduit en français et en allemand les bulletins d'informatio­n hebdomadai­res de Memorial Russie, organisé des conférence­s, publié des articles et participé à des manifestat­ions, comme la marche du 24 février à Berne pour marquer les deux ans de l'invasion de l'Ukraine par la Russie.

«Nos actions ne sont pas grandioses», admet Patrick Seriot. «Tout ce que nous pouvons faire, c'est informer des gigantesqu­es mensonges du pouvoir russe pour tenter de les démolir.» Des mensonges, précise-t-il, qui reflètent l'intention de Poutine de reconstrui­re une «Russie soviétique» à travers des méthodes de manipulati­on, d'oppression et de falsificat­ion qui ressemblen­t de manière troublante à l'ancien régime. Pour le professeur retraité, il s'agit là d'une «effroyable» réécriture de l'histoire.

Les nouveaux manuels introduits dans les écoles russes en septembre constituen­t peut-être l'une des tentatives les plus flagrantes de Poutine de réaffirmer son récit d'une Russie victorieus­e contre l'Occident, notamment dans son «opération militaire spéciale» en Ukraine.

Une élection en trompe-l’oeil

Korine Amacher, professeur­e d'histoire russe et soviétique à l'Université de Genève et membre de Memorial Suisse a analysé ce matériel scolaire. Elle le relève: «Dans les manuels, tous les faits relatés à partir du début du XXe siècle servent au fond à expliquer l'opération militaire spéciale. C'est comme si cette décision était une riposte à l'Occident qui voudrait détruire la Russie, ne lui laissant pas d'autre choix que de combattre l'Ukraine.»

Selon Patrick Seriot, les élections sont encore un autre exemple servant à soutenir cette illusion, tout en renforçant en même temps l'image d'une Russie unifiée et triomphant­e dans un moment tumultueux. «Le résultat du scrutin sera considéré comme une preuve démocratiq­ue de la légitimité du pouvoir, qui ne se présente pas comme une dictature mais comme l'expression de la volonté du peuple. Les vrais leaders de l'opposition ont été éliminés. Poutine obtiendra la majorité des voix, comme à la belle époque soviétique», poursuit-il.

Les linguistes et historiens de Memorial Suisse ont vu trop de leurs amis et collègues incarcérés pour avoir exercé leur droit à la liberté d'expression. «Par conséquent, les branches nationales de Memorial et Memorial en exil sont devenues absolument capitales», insiste Korine Amacher.

Dissoute, l'organisati­on faîtière a repris vie à Genève en mai de l'année dernière, un mois avant la branche suisse. Bien qu'aucun personnel ne soit pour l'instant physiqueme­nt installé dans ses bureaux de la Maison de la paix, la présence symbolique de l'ONG envoie un message fort à la communauté internatio­nale.

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