A Genève, un département sans cohésion
La nouvelle loi pour la promotion de la culture est entrée en vigueur ce 1er janvier. Alors que le chemin pour sa mise en pratique est encore long, les départs successifs au sein de l’Office cantonal de la culture et du sport inquiètent. Les regards se tournent vers le conseiller d’Etat Thierry Apothéloz
Absences élevées, rocades régulières, lancement d'une analyse sur un type de gouvernance à l'avenir: le départ d'Isabelle Gattiker de la tête de l'Office cantonal de la culture et du sport (OCCS) n'est que le dernier d'une suite de symptômes qui minent le Département de la cohésion sociale (DCS), dirigé par Thierry Apothéloz, et plus particulièrement son pan culturel.
Annoncée il y a bientôt un mois, la démission d'Isabelle Gattiker a été unanimement regrettée par les milieux artistiques et politiques. On soulignait là son parcours, ici ses compétences et son expérience qui étaient jugées sans égal. Son absence prochaine (elle quittera son poste à la fin juillet) – dont on ne sait pour l'heure si et comment elle sera comblée – suscite nombre d'incertitudes, alors que la vaste réforme de la politique culturelle cantonale entre dans sa dernière ligne droite. La responsabilité du magistrat vis-à-vis de ses équipes et sa «passivité» sont également pointées du doigt.
C'est donc désormais sans son «atout culturel» que Thierry Apothéloz doit faire face à la mise en musique de la loi pour la promotion de la culture (LPCCA) entrée en vigueur cette année. Celle-ci donne à l'Etat une place centrale, traditionnellement dévolue aux communes, dans la coordination de l'offre culturelle sur le territoire, tout en lui conférant un rôle de cofinanceur des grandes institutions. Elle l'implique aussi davantage dans le soutien à la création artistique.
Une longue valse des responsabilités
«En termes de leadership et de cap à tenir pour le canton, ce départ (d'Isabelle Gattiker) est catastrophique, confie un observateur au fait du dossier. C'est elle qui a en grande partie contribué à nouer le dialogue entre les acteurs culturels, les autorités municipales et le canton, et à l'approbation par le Grand Conseil de la LPCCA.»
Ce d'autant qu'un organe de concertation a en ce moment pour tâche de négocier les futurs cofinancements dont le canton sera partie prenante, avec la ville de Genève et les communes. Entre le Grand Théâtre, La Bâtie-Festival de Genève, le futur espace Concorde à Vernier ou encore le Musée d'art et d'histoire, les sommes en jeu sont bien plus importantes que les quelque 11 millions débloqués pour les quatre prochaines années par le Grand Conseil. Mais les craintes ressenties par les milieux politiques et culturels ne se résument pas à la seule démission d'Isabelle Gattiker. C'est bien l'enchaînement de trois départs à la tête de l'OCCS en cinq ans seulement qui interpelle, pointant l'organisation du Département et sa capacité à garder ses talents, tout comme le taux d'absentéisme élevé et récurrent que connaît le DCS.
De fait, lorsque André Klopmann quitte la tête de l'OCCS au début de 2021, moins d'un an après sa titularisation, deux postes ad interim sont mis en place pour chapeauter les politiques sportives et culturelles, tout cela alors que la place laissée vacante par André Klopmann sera occupée – aussi ad interim – par la secrétaire générale du Département.
Le DCS décidera ensuite de remettre au concours et d'officialiser à nouveau le poste de directeur de l'OCCS. Un choix «questionnable», selon une source: «Puisque deux responsables de secteurs, donc des cadres, prenaient en charge leur domaine respectif, placer une personne hiérarchiquement au-dessus d'elles était prendre le risque d'alourdir les procédures de décision», résume-t-elle.
Ces mouvements internes – lors d'une période marquée par les restrictions sanitaires et la crise du Covid-19 – auraient selon plusieurs interlocuteurs également créé «des remous» au sein de l'OCCS, puisque les deux responsables ad interim ont par la suite été titularisés sans mise au concours public de leurs postes. Cette «stabilisation» était basée sur une «réévaluation du cahier des charges afin de répondre aux besoins de l'office», explique à ce propos le DCS.
C'est donc en plein chamboulement au sein de l'administration qu'Isabelle Gattiker prend ses fonctions en mai 2022. Elle sera en arrêt maladie moins d'un an plus tard, tout comme le directeur des affaires communales Michel Bertschy. La presse se faisait alors l'écho de conflits internes découlant du style managérial au sommet du Département, mettant aux prises les deux directeurs d'office avec une secrétaire générale, celle-là même qui avait auparavant pris ad interim la tête de l'OCCS.
Le chapitre des dysfonctionnements semblait être définitivement tourné en avril 2023, avec l'exfiltration de cette haut fonctionnaire au Département du territoire, sous la houlette du conseiller d'Etat Antonio Hodgers.
Des taux d’absentéisme et d’arrêts maladie élevés
Cela n'aura manifestement pas suffi à éteindre l'incendie. «C'était envoyer Isabelle Gattiker dans le mur que de la mettre à la tête de deux domaines comme le sport et la culture, alors que ces deux politiques font face à de grands défis», estime notre observateur. Car le sport fait lui aussi de plus en plus souvent irruption dans le giron cantonal. En atteste l'aboutissement de l'initiative «pour une politique sportive ambitieuse», sur le fond très proche de la réforme culturelle en cours.
Si plusieurs sources évoquent une séparation plus nette des responsabilités entre le sport et la culture comme remède à la situation précaire que connaît l'OCCS, cette proposition ne fait pas l'unanimité. «Il y a une certaine cohérence à prendre ces thématiques ensemble, souligne Xavier Magnin, député et vice-président de la Commission de l'enseignement, de la culture et du sport du Grand Conseil. Ces deux domaines sont comparables en termes de gestion des subventions, par exemple, ou encore par la place donnée au tissu associatif dans ces politiques.» Mais le centriste le concède toutefois: «Trouver une personne qui connaisse parfaitement ces deux milieux revient à chercher le mouton à cinq pattes.»
A la suite de ce énième départ, le Département a décidé de lancer une analyse interne sur le type de gouvernance optimale pour l'OCCS, désormais dirigé de manière collégiale par un comité de direction. Mais cette analyse – qui a fait naître «des attentes» auprès de collaborateurs – ne répondra pas forcément à un problème qui semble toucher plus généralement la tête du Département, comme le révèlent plusieurs chiffres.
Ainsi, en 2022, le secrétariat général du DCS, composé de 40 personnes, était de loin celui qui comptabilisait le plus haut taux d'absence pour maladie et accident au sein de l'Etat, avec 9,6%, soit bien au-delà des seuils d'alarme et d'alerte fixés à respectivement 5 et 7%. Un taux qui s'explique par «des maladies de longue durée» et le fait que la cohésion sociale dispose d'un secrétariat général «de petite taille», selon le Département: «Chaque cas individuel d'absence aura par conséquent un fort impact sur le taux global.» Avec un effectif comparable, le secrétariat général du Département des infrastructures, pointait, lui, un taux d'absence à 6,6%. Quant au plus petit des secrétariats généraux, celui du Département de l'économie et de l'emploi, il ne comptait que 3,7% d'absence, pour 26 personnes.
A noter que le Département de la Cohésion Sociale s'est refusé à livrer les chiffres 2023 dont il dispose pourtant, arguant qu'ils seront rendus publics le 21 mars, et que le conseiller d'Etat n'était pas disponible avant cette date pour répondre directement à nos sollicitations.
Son Département indique toutefois que le taux d'absence pour maladie à l'OCCS était de 7,05% en 2022, et se veut rassurant: «Les projets de l'OCCS sont conduits sans retard et sa capacité à délivrer ses prestations est garantie. Il est important de rappeler que cet office est structuré en services dont les opérations sont conduites par des chefs de service d'ores et déjà parfaitement implantés dans leurs domaines respectifs», détaille Guillaume Renevey, porte-parole du DCS.
A la lumière de ce constat, des voix pointent la responsabilité d'un conseiller d'Etat à l'égard des fonctionnaires. «Un magistrat doit faire de la politique, pas de l'opérationnel. Mais lorsqu'on atteint un certain degré de difficulté, il lui incombe de dénouer la situation et de savoir si ces absences relèvent d'un problème structurel ou passager, relève Xavier Magnin, également membre de l'exécutif de la commune de Plan-les-Ouates. On sait que d'autres départements sont touchés par des départs, des mutations ou des personnes en arrêt, et on s'inquiète parce que leur magistrat est particulièrement médiatisé, mais sur le fond, c'est la même problématique.»
Confiance des députés affaiblie
«En termes de leadership et de cap à tenir pour le canton, le départ d’Isabelle Gattiker est catastrophique» UN OBSERVATEUR AU FAIT DU DOSSIER
«Un magistrat doit faire de la politique, pas de l’opérationnel» XAVIER MAGNIN, MEMBRE DE L’EXÉCUTIF DE PLAN-LES-OUATES
Un clin d'oeil au remue-ménage qui touche le Département du conseiller d'Etat Pierre Maudet et qui fait naître cette comparaison chez la présidente de la Commission de la culture, la MCG Ana Roch: «Si Pierre Maudet paraît très interventionniste et clivant dans sa manière d'agir, on a l'impression que la passivité de Thierry Apothéloz conduit aux mêmes résultats sur ses équipes.» Un reproche de «passivité» qui n'est pas nouveau de la part des détracteurs du socialiste.
Reste que cette situation fragilise la confiance des députés envers le magistrat. Lequel, avec un peu plus de 20 équivalents temps plein seulement au sein de l'OCCS, devra nécessairement les solliciter pour renforcer ses équipes, d'une part, et asseoir la position centrale du canton comme cofinanceur d'institutions, d'autre part.
Si les turbulences que connaît l'OCCS ne sont pas de nature à rendre les députés plus joviaux, Xavier Magnin partage ce constat: «Il y a les effectifs actuels, qui font face à une feuille de route, une volonté d'aller plus loin dans le rôle attribué au canton, et on ne peut pas toujours rajouter des tâches supplémentaires aux fonctionnaires actuels pour mener à bien des politiques plus ambitieuses.»
Convaincre le Grand Conseil pourrait s'avérer compliqué dans ces circonstances. «Ce sera à lui de prendre ses responsabilités et de débloquer des fonds pour aller dans le sens de la nouvelle loi», veut croire Béatrice Graf, musicienne et responsable du groupe de travail culture des Vert·e·s.
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