«La caisse unique, c’est la solution des faibles»
Le directeur général du Groupe Mutuel, troisième assureur maladie de Suisse, estime que la période est charnière. Acteurs du système de santé et politiques doivent absolument retrouver le chemin du compromis. Les assureurs, eux, doivent apprendre à parler d’une seule voix
Tout est silencieux. Les couloirs sont déserts. Ce vendredi après-midi, le navire amiral de Groupe Mutuel n’accueille que quelques-uns de ses 2600 employés. Dans ce grand bâtiment installé au milieu de Martigny (VS) comme ailleurs, le télétravail a rendu les fins de semaine beaucoup plus calmes. Mais le directeur général Thomas Boyer est fin prêt à échanger durant plus d’une heure sur les gros défis qu’affronte le système de santé suisse. «Vous êtes mon dernier obstacle avant le weekend», lance le directeur général en guise d’introduction.
Après le oui des Suisses à la 13e rente AVS, on a l’impression que le peuple est prêt à voter davantage avec son porte-monnaie. En ira-t-il de même en juin, sur l’initiative qui vise à limiter les primes d’assurance maladie à 10% du revenu? Ce que l’on constate au niveau politique, c’est que la population a de vraies craintes sur le fait de ne plus pouvoir payer ses factures à la fin du mois. Jusqu’à présent, on trouvait collectivement des solutions de compromis. Aujourd’hui, on choisit des solutions extrêmes qui ont des relents assez populistes. C’est un vrai danger pour la Suisse car l’on ne trouve plus de solutions raisonnables. C’est ce qui s’est passé avec l’AVS et les primes maladies sont désormais pointées du doigt. Le problème, c’est qu’à défaut de trouver une solution sur la problématique de fond – les coûts de notre système de santé –, on risque de choisir à nouveau la solution populiste – soit cette initiative sur les 10% – car on est incapable de trouver un compromis.
A titre personnel, que pensez-vous de cette initiative? Sincèrement, j’ai plutôt de la sympathie. Je la comprends.
Ah bon? Vous allez voter oui? Peut-être. En revanche, ce qui m’ennuie, c’est qu’il n’y a pas eu de discussion de fond. Le monde politique fait des propositions démagogiques sur les coûts, mais on élude les vrais problèmes: ce n’est pas le financement, mais bien le système de santé qui pose question.
L’autre initiative de juin, celle du Centre, donnera une plus grande marge au développement des assurances complémentaires. Vous devez être ravi. Sur le principe, elle est juste. Mais il faut aller au-delà, dépasser les idées à l’emporte-pièce et s’intéresser aux vrais enjeux: le prix des médicaments, les médecins, les hôpitaux, etc.
«Le système de santé est malade. On a fait des analyses en laboratoire. On sait ce qui cloche. Maintenant, il faut agir»
On va y venir mais restons un peu sur les assurances. Comment expliquer que cette branche ait deux faîtières (Santésuisse et Curafutura) et soit incapable de parler d’une seule voix à l’échelle nationale?
Evidemment que ça n’a pas de sens. Deux faîtières qui sont en opposition, qui abordent le parlement avec des angles différents, à un moment où il ne faudrait pas chercher la concurrence, c’est absurde. Je n’ai pas d’explication valable.
Vous représentez 10-15% du marché. Si vous faites comme KPT qui quitte Curafutura en poussant un coup de gueule, ça pourrait faire bouger les choses. Pourriez-vous claquer la porte de Santésuisse?
Oui, cela fait partie des discussions. Il faut absolument qu’il n’y ait plus qu’une seule faîtière en Suisse. Notre rôle est de défendre les payeurs de primes et il faut le faire d’une seule voix.
Une enquête alémanique révélait qu’un représentant du peuple sur trois à Berne était lobbyiste pour des intérêts du monde de la santé. Vous êtes très bien relayés par les politiciens! Vous sous-entendez qu’il y aurait trop de secteurs de la santé qui murmurent à l’oreille des parlementaires? Que la santé serait le plus grand lobby à Berne? Eh bien, on est manifestement très inefficaces vu les résultats! On a tendance à caricaturer le lobbyisme en disant que c’est une volonté d’influencer le parlement. Ce n’est pas tout à fait exact. On cherche à informer les politiciens. Souvent, même les membres de notre «groupe de réflexion» votent différemment que ce que l’on aurait voulu.
Vous continuez de leur verser des enveloppes, à ces membres? Oui, c’est 1000 francs par jour de travail, mais au maximum 4000 francs par an. Je précise qu’il s’y trouve des représentants de tous les bords politiques, y compris du PS.
La caisse unique refait par ailleurs parler d’elle. Comme pour l’augmentation des rentes AVS à propos de laquelle le peuple a longtemps dit non et dit désormais oui, pensez-vous que l’on finira par y arriver un jour? C’est un reflet de ce que je disais avec l’AVS: quand on n’a pas de vraie solution, on se reporte sur des idées populistes. La caisse unique, c’est la solution des faibles et de ceux qui mentent aux assurés: on leur enlève le seul moyen d’optimiser un peu leurs primes. Et cela amènera moins de transparence car, avec une seule caisse, on ne parlera plus d’évolution des coûts. Avec une caisse unique, on ne toucherait qu’à 5% des coûts du système de santé. Mais vous ne me parlez que de financement. Pourquoi ne pas évoquer les vrais problèmes?
Allons-y, quels sont-ils? J’en vois quatre. D’abord, l’accès au système de santé. L’hôpital est devenu le premier accès aux soins pour de nombreuses personnes qui n’ont pas de médecins généralistes. Il faudrait augmenter leur nombre mais également celui des pharmaciens et réévaluer leur rôle. Deuxième problème: les incitatifs. On parle souvent des prix des prestations, rarement des volumes. Or, le système incite à faire davantage de volume pour augmenter le chiffre d’affaires. Troisièmement: le mélange des rôles des cantons. Ils font en même temps la planification hospitalière, l’attribution des subsides, la gestion des hôpitaux, ils fixent le tarif des prestations, c’est trop et il y a conflit d’intérêts. Enfin, le quatrième problème, qui n’en est pas un: on vit plus longtemps et en meilleure santé.
Dans une interview en octobre dernier, vous espériez la création d’une task force
au niveau fédéral pour faire bouger les lignes. Est-ce vraiment ce dont la Suisse a besoin? Le système de santé est malade. On a fait des analyses en laboratoire. On sait ce qui cloche. Maintenant, il faut agir. Nous devons sortir de la défense de nos intérêts particuliers. Les assureurs, les pharmas, les laboratoires, les médecins… On a tous conscience que la situation n’est pas viable, ni finançable à long terme. A un moment donné, il faut mettre les gens autour de la table pour trouver des solutions. C’est comme cela que ça marche.
Après Alain Berset, la santé est restée en mains socialistes. Vous auriez préféré qu’un bourgeois s’empare du département? Franchement, je n’en sais rien. Peu importe la couleur politique du ministre de la Santé. Il n’y a pas de majorité claire en Suisse, il faut des solutions de compromis. Ce que je note, c’est qu’il y a certains partis qui sont très forts pour faire des propositions populistes… Par exemple? Je n’ai pas le souvenir d’un ministre UDC qui ait fait des propositions intéressantes pour le système de santé.
Vous dites qu’il faut travailler sur les coûts. Cela veut dire limiter le catalogue de prestations remboursées? Il paraît que vous n’êtes pas un adepte de la médecine chinoise ou de l’acupuncture… Faux. J’ai recouru à la médecine chinoise et à l’acupuncture, j’ai pris de l’homéopathie. Je ne remets pas en question l’utilité de ces disciplines, mais je me demande si c’est pertinent que cela soit couvert par l’assurance de base.
Le peuple a répondu oui à cette question. Oui, mais il faut lui expliquer qu’on ne peut pas tout avoir. Il n’y a pas de solutions miracles. Il faudra toucher au financement, mais aussi limiter le catalogue de prestations, repenser la planification hospitalière et améliorer l’attrait pour le métier de généraliste.
En augmentant leurs revenus? Oui, notamment. Beaucoup de gens n’ont pas accès à un médecin généraliste. Du coup ils vont à l’hôpital en premier recours. J’ai été choqué d’apprendre qu’il y a moins de 40% des médecins en Suisse qui sont généralistes, et les autres sont spécialistes. Ça devrait être l’inverse! Idem pour les salaires.
Les spécialistes seront-ils d’accord de baisser leurs revenus? A un moment donné, il faut prendre des décisions sans que cela coûte plus cher.
En clair, on a l’impression que tout est paralysé. Exactement. Et les problèmes vont s’amplifier, notamment la pénurie de personnel. Mais il y a tout de même des choses qui avancent. Regardez le prix des médicaments; certains disent qu’Alain Berset n’a rien fait, c’est faux. Les médicaments représentent un quart des coûts de la santé et il a réussi à encourager l’usage des génériques. Une anecdote: j’ai reçu une lettre d’un client qui avait compris que le médicament qu’il doit prendre régulièrement coûtait 300 francs en Suisse, mais seulement quelques dizaines d’euros en France. Il nous a écrit qu’il allait l’acheter en France pour que cela nous coûte moins cher. Résultat, nous avons dû refuser de le lui rembourser, car ce n’est pas autorisé par la loi. Il a fait tout juste, il se sent responsable, et à la fin il est pénalisé. Cela reste compliqué.
Que les pharmas essaient de garder leur marge en Suisse, c’est assez compréhensible. Tout le monde veut continuer à mettre les deux mains dans le pot de confiture, parce que pour l’instant, c’est «free lunch». Mais qui paie? C’est le payeur de primes ou d’impôts. Ça n’arrête plus d’augmenter et, à la fin, il y a des votations comme la 13e rente qui passent. Pour avancer, chacun devra renoncer à quelque chose.
Et Groupe Mutuel, à quoi va-t-il renoncer? Notre responsabilité, ce sont surtout ces deux faîtières qui créent de la confusion. On doit avoir la maturité de dire «stop, on arrête, il faut se mettre ensemble». Notre rôle est aussi d’amener des innovations. Ainsi, notre offre PrimaFlex dans l’assurance de base – nous n’appliquons pas la franchise si le client choisit un médicament générique – permet des économies, qui seront bientôt chiffrées. On a fait là ce que le parlement n’a pas réussi à faire.
Et baisser votre salaire? Après la polémique sur la rente des anciens conseillers fédéraux, les patrons de caisses seront pointés du doigt. Avec plus de 700 000 francs annuels, bien plus qu’un ministre, vous êtes à l’aise pour demander aux gens de renoncer à certains soins? Il n’y a pas de sujet tabou. Mais j’amène des faits: si on baisse les salaires de la direction, on pourra gagner 4 centimes par mois sur les primes, pas plus. Par ailleurs, Groupe
«Ces deux faîtières créent de la confusion. On doit avoir la maturité de dire stop»
Mutuel n’est pas qu’une caisse maladie, on fait aussi 2 milliards de chiffre d’affaires hors assurance de base. Enfin, nous sommes très transparents, mais connaît-on les rémunérations des médecins, des directions médicales et administratives dans les hôpitaux et les cliniques?
Avec tous ces problèmes liés aux coûts de la santé, n’avez-vous pas intérêt à développer vos autres secteurs? Nous sommes le 3e assureur maladie de Suisse, et 1er en Suisse romande. Nous sommes déjà le 5e assureur suisse des entreprises. Et surtout le seul acteur du pays à proposer toutes les assurances qui touchent la personne: santé, vie, assurances sociales dans les entreprises, et prévoyance professionnelle. On veut se diversifier désormais dans ces derniers secteurs, avec de nouveaux produits innovants, comme une assurance épargne en cas de grave maladie. D’ici à 2030, nous espérons être le 5e assureur vie en termes de nouveaux clients.
Justement, on voit partout votre grosse campagne de pub pour l’assurance vie. Elle a coûté combien? Quelques centaines de milliers de francs, mais pas un seul n’est payé par l’assurance de base, soyons bien clairs! En fait, ce n’était pas prévu, c’est un désistement qui nous a permis cette opportunité. Est-ce que, comme CSS, Groupe Mutuel refuse que ses clients en assurances complémentaires se rendent dans des cliniques comme les Grangettes ou La Colline, du groupe Hirslanden? Aujourd’hui non, demain peut-être. Pendant des années, nous avons tout remboursé sans sourciller. Mais la Finma nous dit désormais: «Attention, il y a des différences énormes de prix entre les établissements, ce n’est pas explicable, le système n’est pas assez transparent et vous, les assureurs, devez mieux contrôler tout cela.» Je pense que le reproche que nous fait la Finma est fondé, et que l’on doit s’attaquer à ce problème même si certaines cliniques le prennent mal. On va devoir trouver un chemin avec les prestataires privés et l’autorité de surveillance. Quelle est la solution? Proposer d’autres établissements, si certains ne jouent pas le jeu. Nous sommes en pleine négociation et nous ne voulons pas prendre nos clients en otages. Ils ont payé leurs complémentaires et entendent se faire soigner où ils veulent. Je comprends aussi que les cliniques privées ne peuvent pas baisser d’un coup leurs tarifs.
La prévoyance professionnelle est un secteur en plein développement. Comme pour la santé, il y aura le peuple sur votre route, avec en automne la votation sur la réforme du 2e pilier. Vous allez vous engager? La solution trouvée est un bon compromis. Il s’agit d’élargir l’accès au deuxième pilier pour des personnes qui n’y ont pas droit aujourd’hui. C’est vrai qu’il y a aussi la notion de la baisse du taux de conversion, avec des rentes plus basses à la clé. Mais l’espérance de vie augmente et c’est mathématique: on ne peut plus verser les mêmes rentes qu’il y a 20 ans. Il faut vraiment qu’on retrouve cette capacité de compromis, que l’on a longtemps cultivée, qui nous différencie des autres pays, et que l’on est en train de perdre.
Vous êtes de plus en plus impliqué dans le débat politique. Cela vous plaît? Je ne sais pas si c’est notre rôle, c’est plutôt celui des faîtières. Mais c’est difficile de se taire quand on entend des choses si populistes, comme celles que l’on a entendues pendant la dernière campagne électorale: renoncer à l’assurance maladie obligatoire, tout miser sur la caisse unique, geler les primes… Il faut que les acteurs du système, mais aussi les politiques, retrouvent le sens des responsabilités.
Malgré votre diagnostic sévère, vous avez encore le feu sacré? On aura un meilleur système de santé dans dix ans? On se trouve clairement à un moment charnière. On doit s’emparer des vraies thématiques et s’attaquer à la hausse constante des coûts, sans tabou. Le cadre pour le faire est de plus en plus étroit, mais en même temps ce sont des enjeux de société importants. Ce n’est pas facile tous les jours, mais c’est passionnant. ■