Le Temps

Le négociant Bunge est désormais suisse

Le poids lourd déménage son siège internatio­nal des Bermudes à Genève au moment où il acquiert la division agricole de Glencore, et double de taille. Portrait d’un géant méconnu

- RICHARD ÉTIENNE @rietienne

«Bunge». Les habitués du carrefour entre les routes de Florissant et des Contamines, à Genève, connaissen­t ce nom. Il a été placardé il y a une vingtaine d’années, quand le négociant y a ouvert un premier bureau, dans un immeuble de marbre rose typique des années 1980.

Aujourd’hui, la firme confirme son ancrage et, pour les recettes fiscales du canton, c’est a priori du lourd: la multinatio­nale vient d’en faire son siège internatio­nal, au moment où elle double de taille pour devenir le deuxième négociant en céréales au monde, derrière Cargill. Elle a en effet acquis l’an dernier Viterra, la division de négoce agricole du géant suisse des matières premières Glencore, basée aux Pays-Bas, pour 8,2 milliards de dollars.

Une «pieuvre»

Bunge est un négociant en céréales, du blé au soja en passant par le colza et les huiles végétales, qu’il traite avec un réseau d’usines sur tous les continents. Un groupe en plein essor quelques années après une période sombre.

Un bénéfice supérieur à 2 milliards de dollars en 2023, le plus important de la décennie. Plus de 170 filiales dans 43 pays, dont 25 aux Etats-Unis et 13 en Chine. Bunge emploie 23 000 personnes (Viterra 16 000) sur 300 sites (idem pour Viterra). L’an dernier, Bunge a négocié 240 millions de tonnes de matières premières et Viterra 127 millions. Pour les transporte­r, les compagnies affrètent en permanence 200 vraquiers chacune.

Bunge occupe le terrain depuis 200 ans dans une discrétion déroutante. Au XIXe siècle, son essor et ses bureaux tentaculai­res lui ont valu le surnom de «pieuvre». Aujourd’hui, le groupe, qui a longtemps été familial, figure parmi les premiers négociants à être cotés en bourse (à New York, en 2001) et donc contraints de s’ouvrir. Mais il reste dans l’ombre. Son nom n’apparaît que dans deux pages de The World for Sale, un livre de référence du secteur publié en 2021. Contre une cinquantai­ne de pages pour Cargill, neuf pour Louis Dreyfus et sept pour ADM, les trois autres maisons qui forment le fameux ABCD. Cet acronyme désigne les quatre géants du négoce de céréales de ces deux derniers siècles.

«Il est difficile de comprendre comment les sociétés céréalière­s internatio­nales ont pu passer à travers l’histoire aussi discrèteme­nt. Les céréales sont la seule ressource au monde qui soit encore plus essentiell­e à la civilisati­on moderne que le pétrole», écrit un journalist­e américain en 1979, Dan Morgan, dans Merchants of Grain, un autre livre phare. «La littératur­e sur le pétrole, le caoutchouc, le bois ou les chemins de fer fournit des informatio­ns plus accessible­s sur les origines de ces industries de base que tout ce que j’ai pu trouver sur les céréales», écrit Dan Morgan. L’enquêteur ajoute: «Aucune de ces entreprise­s n’était plus mystérieus­e que Bunge. Ce congloméra­t abhorrait la publicité.»

Son histoire est riche en rebondisse­ments, en relations au sommet et en déménageme­nts. C’est celle d’une pieuvre sans QG stable, très internatio­nale, presque apatride, difficile à cerner. La firme, aujourd’hui, est suisse, mais son coeur a d’abord battu au nord de l’Europe puis en Amérique latine, avant d’occuper l’espace. Quand on contacte son service de presse, l’email est lu aux Etats-Unis et c’est une porte-parole à Barcelone qui vous répond pour vous dire que vous ne serez pas reçu à Genève.

Du Congo à l’Argentine

Son nom (prononcez «Boungue») vient de l’île suédoise de Gotland, de son fondateur, en 1818, Johann Bunge. La société d’import-export voit le jour à Amsterdam. Quarante ans plus tard, Edouard Bunge, petit-fils de Johann, la relocalise à Anvers. L’entreprene­ur, proche du roi des Belges Léopold II, participe à la spoliation du Congo, tristement réputée pour ses massacres.

En 1879, un fils d’Edouard, Ernesto, ouvre une antenne à Buenos Aires. De là, Bunge joue vite un rôle crucial dans l’exportatio­n de blé argentin vers l’Europe. Ce blé n’est pas cher et la demande européenne immense. Les agriculteu­rs anglais produisent alors du blé pour huit semaines de consommati­on annuelle en Angleterre. Le reste arrive par les ports, en grande partie par le biais de Bunge. «Bunge fait crédit à l’agriculteu­r, lui vend ses semences et achète son grain. Et lorsque les récoltes sont rentrées, Bunge lui vend la corde pour se pendre», dit-on alors à Buenos Aires, selon Dan Morgan.

Au début du XXe siècle, la famille se lance au Brésil puis en Amérique du Nord, en Asie et se développe en Europe. Un peu partout, elle achète des minoteries (où l’on transforme des grains en farine), des usines textiles, de broyage de soja, des silos. Elle ouvre des filiales, rarement à son nom, de Sulfacid SA (dans la chimie) à Molinos Rio de la Plata (broyage) en passant par Sanbra (coton et huiles végétales) ou Induco, Iris, Cifas, Cosufi et Saima, dans l’agricultur­e. Dans l’alimentati­on, les peintures industriel­les, l’ivoire, la finance et les mines, avec des parts de marché tentaculai­res.

Puis survient un événement tragique qui marquera l’entreprise. Le 19 septembre 1974, Jorge et Juan Born, patrons de l’entreprise et descendant­s de son fondateur, sont kidnappés à Buenos Aires. Il faudra attendre neuf mois et une rançon qui aurait avoisiné les 60 millions de dollars pour qu’ils soient relâchés. L’affaire fait couler beaucoup d’encre, expose l’entreprise, illustre ses richesses. La presse révèle son ancrage économique en Argentine, sa proximité avec les autorités, jugée malsaine, sa holding dans le paradis fiscal de Curaçao.

Le groupe poursuit néanmoins son expansion décentrali­sée. Il installe son quartier général à São Paulo, au Brésil en 1975, puis à White Plains, près de New York, en 1998 (il est aujourd’hui dans le Missouri), avec un siège internatio­nal aux Bermudes. Sa direction, qui n’est depuis peu plus au sein de la famille, étend ses activités en Asie, et dans les biocarbura­nts, l’exploitati­on de ports, notamment en Turquie et en Lettonie.

Elle ouvre un hub à Genève en 2001 et y emploie vite une centaine de personnes à la suite d’un transfert d’activités de son siège de White Plains. Bunge rachète Cereol, un spécialist­e français des huiles alimentair­es qui possède un bureau dans le canton, intégré dans son équipe suisse.

Les années 2010 sont difficiles. Des excédents agricoles réduisent la volatilité des cours dont les négociants se nourrissen­t. Bunge repousse des offres de rachats, notamment de Glencore, publie une perte de 1,1 milliard de dollars en 2019 qui pousse à la sortie son directeur Soren Schroder.

Il est remplacé par Gregory Heckman, souvent présenté comme «l’homme de la renaissanc­e». Le directeur général américain réduit les coûts, vend des activités moins performant­es, réduit son endettemen­t. Et passe le test du conflit en Ukraine, où Bunge recense huit filiales.

Des usines, de Bunge et de Viterra, subissent pourtant des frappes russes. L’arrêt des exportatio­ns d’huile de tournesol ukrainienn­e fait mal, mais la firme trouve des alternativ­es. Bunge bénéficie aussi de l’essor des biocarbura­nts et, comme la plupart des négociants, de la volatilité des prix des matières premières engendrée par la guerre. De quoi intégrer en 2023 le S&P 500, l’indice des 500 principale­s valeurs boursières au monde, disposer de liquidités abondantes et faire des emplettes.

«Il est difficile de comprendre comment les sociétés céréalière­s ont pu passer à travers l’histoire aussi discrèteme­nt» DAN MORGAN, JOURNALIST­E

«Cette fusion a du sens»

En 2018, Bunge repoussait les offres de Glencore, aujourd’hui elle mène la charge avec le rachat de Viterra, qui devrait être approuvé par les autorités de la concurrenc­e cette année. «Cette fusion a du sens car c’est l’un des plus grands triturateu­rs d’oléagineux du monde qui s’associe à un négociant en céréales de premier plan, c’est complément­aire», indique au Temps Jonathan Kingsman, l’auteur du livre The New Merchants of Grain.

«Cette union engendre une intégratio­n verticale et autant d’économies», complète le Financial Times. Les actifs sont complément­aires même s’il y a des chevauchem­ents, selon des analystes. «La culture agressive de Glencore et celle, plus paternalis­te, qui prévaut chez Bunge, compliquen­t l’opération», estime toutefois un observateu­r sous le sceau de l’anonymat.

«Cette union engendre une intégratio­n verticale et autant d’économies» LE «FINANCIAL TIMES»

Les équipes genevoises seraient très occupées par ce rachat, selon nos informatio­ns. Leur bureau est d’ailleurs à l’image de l’entreprise. On y parle beaucoup l’anglais, l’espagnol et le brésilien. Les activités européenne­s du groupe, qui représenta­ient 30% de son chiffre d’affaires global, y étaient gérées et il y avait plusieurs filiales dans le canton (Oleina, Emissions Holding et Ecoinvest Charbon), selon un livre de l’ONG Public Eye en 2011. Des filiales aujourd’hui liquidées, remplacées par d’autres (Bunge Brunello et Vector Business Services).

La multinatio­nale dit avoir choisi la Suisse pour des questions juridiques, parce qu’elle s’y trouve déjà, que le pays est idéalement placé et que c’est un pôle des matières premières. A la route de Florissant, elle emploierai­t 200 personnes, réparties sur quatre étages, et elle n’aurait pas encore décidé si elle compte y augmenter ses effectifs. Devant la réception, quatre tableaux représente­nt les quatre éléments: la terre, l’air, l’eau et le feu. ■

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