Fichage racial, que dit le droit suisse?
Le géant mondial de l’intérim Adecco a été condamné mercredi à Paris pour discrimination à l’embauche et fichage à caractère racial. En Suisse, il est très difficile de prouver une discrimination à l’embauche. Mais les «blacklists» sont illicites
Une amende de 50 000 euros (environ 48 000 francs) en raison d’un «faisceau d’indices» permettant d’établir un fichage ethnique et une discrimination de la part de la société d’intérim Adecco à l’encontre de certains de ses employés. Telle a été la décision du Tribunal correctionnel de Paris, rendue cette semaine.
Les faits ont eu lieu il y a plus de 20 ans mais la procédure a été particulièrement longue. Dans le détail, le groupe franco-suisse Adecco, ainsi que deux de ses cadres, étaient poursuivis par d’anciens salariés et des associations antiracistes pour avoir mis en place un système de discrimination fondé sur la couleur de peau, afin de satisfaire les ordres émanant de certaines entreprises. Le tribunal a reconnu l’implication de deux anciens directeurs de l’agence d’intérim Montparnasse à Paris dans ce «filtrage». Les deux prévenus n’étaient pas à l’origine de cette pratique mais n’ont «rien mis en place pour y mettre fin». Entre 1997 et 2001, l’agence qu’ils dirigeaient aurait ainsi fiché quelque 500 intérimaires noirs, écartés de certaines missions.
Que se passerait-il dans un cas similaire en Suisse? «La Constitution fédérale précise que nul ne doit subir de discrimination du fait notamment de son origine, de sa race, de sa langue, de son mode de vie ou de ses convictions religieuses, mais cela représente le meilleur des mondes», répond Brigitte Lembwadio, avocate associée basée dans le canton de Neuchâtel, qui traite de cas en droit du travail en lien parfois avec les discriminations. «L’article 28 du Code civil, qui traite des atteintes à la personnalité, pourrait peutêtre être soulevé dans le cas d’une blacklist, mais je n’ai pas connaissance de jurisprudence le confirmant. Et la norme pénale antiraciste est écartée parce qu’une telle liste n’est pas publique, ce qui est un élément constitutif de cette infraction.»
Dans la pratique, ces situations s’avèrent très complexes. «De mon expérience, au vu de la liberté contractuelle impliquant que les employeurs restent très libres de fixer les critères d’embauche, il est très compliqué de prouver qu’un recrutement s’est basé sur des fondements discriminatoires comme la couleur de peau», détaille l’avocate.
En effet, «contrairement à la loi sur l’égalité, dont le but est de promouvoir l’égalité entre femmes et hommes, qui prévoit notamment l’interdiction de toute discrimination à l’embauche […], il n’existe aucune norme juridique équivalente au sein de la législation suisse en cas de refus d’embauche fondée sur une discrimination raciale», écrivait Sous Toutes Réserves, la revue du comité du Jeune Barreau de l’Ordre des avocats de Genève, dans son numéro d’hiver 2022.
Protection pas explicitement prévue
Mais si la protection contre la discrimination raciale à l’embauche n’est pas explicitement prévue en droit du travail suisse, admet David Raedler, une blacklist tombe néanmoins sous le coup de certains articles du Code des obligations. Cet avocat au barreau spécialisé en droit du travail et en protection des données souligne que l’art. 328 CO s’oppose à un fichage sur la base de critères ethniques ou d’autres éléments sans lien avec la prestation de travail. C’est aussi le cas de l’art. 328b CO qui limite les traitements de données personnelles à ce qui est requis pour juger de l’aptitude au travail ou qui est autrement nécessaire à l’exécution du contrat.
L’employé blacklisté pourrait donc demander une suppression de cette liste et faire valoir un tort moral. «En pratique, c’est irréaliste de le prouver, souligne David Raedler. Par contre des dommages et intérêts financiers peuvent être demandés si la personne n’a pas été engagée en raison de ce fichage, pour la perte de gain.»
Fichage interdit et puni par la LPD
Une autre dimension vient s’ajouter à ces considérations. La loi fédérale sur la protection des données (LPD) vient aussi exclure un tel fichage, assure David Raedler. En effet, les données personnelles relatives à l’origine ethnique ou raciale sont sensibles (comme la religion ou l’orientation sexuelle, entre autres). Leur traitement est soumis à des règles plus strictes, notamment en ce qui concerne le but poursuivi avec la détention de ces données.
Dernier point, mais pas des moindres: depuis le 1er septembre 2023, la LPD a été renforcée sur certains aspects, dont la transparence. «Un traitement de données personnelles doit donner lieu à l’information de la personne concernée. Y compris pour une blacklist sur des critères objectifs en lien avec la prestation de travail, explique l’avocat. Or, il est très probable que l’existence et le contenu de ce type de blacklist ne soient pas communiqués à l’employé. Et enfreindre cette obligation est puni pénalement. Avec un maximum de 250 000 francs d’amende.»
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«Il est très compliqué de prouver qu’un recrutement s’est basé sur des fondements discriminatoires comme la couleur de peau» BRIGITTE LEMBWADIO, AVOCATE ASSOCIÉE