Le Temps

Il y a 100 ans, Enzo Ferrari au bout de la ligne droite de Chancy

Le 16 mars 1924, un jeune pilote italien se distinguai­t lors d’une épreuve alors célèbre organisée en marge du Salon de l’auto de Genève. Aujourd’hui, tout le monde a oublié le «kilomètre d’Eaumorte» mais connaît le nom d’Enzo Ferrari

- X LAURENT FAVRE @LaurentFav­re

C’est une longue ligne droite au bout du far west suisse. Tronçon de la route de Chancy, elle part du hameau d’Eaumorte, au carrefour des quatre communes d’Avully, Avusy, Cartigny et Laconnex, et se termine un peu plus d’un kilomètre plus loin à Chancy, la localité la plus occidental­e du pays. C’est une plaine entourée d’un cirque montagneux – Salève et Vuache au sud-est, les crêtes du Jura à l’ouest – coupée en son milieu par la route de Chancy qui semble avoir désigné le défilé de l’Ecluse comme point de fuite.

Le trafic transfront­alier aux heures de pointe et deux radars bidirectio­nnels ostensible­ment érigés à mi-chemin dissuadent de faire ce pourquoi cette ligne droite semble avoir été tracée: aller vite. Ici-même, sur ce tronçon rectiligne limité à 80 km/h se courait dans le temps une épreuve particuliè­rement populaire: le kilomètre lancé d’Eaumorte. On y dépassait alors les 200 km/h. La première édition eut lieu le 18 mai 1903 et la dernière en 1971. Longtemps, l’épreuve fut organisée en marge du Salon de l’automobile, à une époque où la voiture était synonyme de progrès et où la vitesse véhiculait des valeurs positives.

En 1929 toutefois, la vitesse atteinte par les participan­ts était de nature à les mettre en danger, si bien que la course fut dès lors pratiquée «départ arrêté». Cela n’empêcha pas le Vaudois Theo Sarbach de se tuer en course en 1930. Gêné par les rails du tramway (sur un tracé parallèle à celui existant actuelleme­nt), son Amilcar sortit de la route. Il décéda une semaine plus tard. Le kilomètre d’Eaumorte fut abandonné.

Il réapparut après la guerre, de 1956 à 1959, puis en 1961 et 1962 sur une autre ligne droite de la campagne genevoise, celle reliant Meyrin à Satigny, puis à nouveau route de Chancy à Eaumorte à partir de 1963. «Pas de mentions pour 1965 et 1966, mais l’épreuve a encore lieu entre 1967 et 1971. Puis, on ne trouve plus aucune mention depuis 1972», indiquent les archives de la Bibliothèq­ue de Genève.

Une borne à la mémoire du jeune pilote

Pourquoi parler aujourd’hui de cette défunte épreuve? Parce qu’il y a 100 ans, le 16 mars 1924, elle vit concourir un jeune pilote nommé Enzo Ferrari. A l’arrêt de bus Athenaz-Passeiry, sur la ligne J en direction de Genève, une borne déposée le 8 octobre 2017 par la section romande du Ferrari Club Switzerlan­d, le rappelle, avec une petite imprécisio­n. Enzo Ferrari n’a gagné à Eaumorte que sa catégorie, prenant la troisième place au temps «scratch» (toutes catégories), derrière René Thomas, sur Delage, et Jules Moriceau, au volant d’une Talbot. Le Journal de Genève du 17 mars 1924 souligne que Thomas a battu un record d’Europe en parcourant la distance en 17 secondes 75 dans un sens et 17 secondes 63 dans l’autre, soit environ 203 km/h (départ lancé).

Les tifosi du cavallino, la marque au célèbre cheval cabré noir sur fond jaune, l’auront déjà compris: en 1924, Enzo Ferrari ne courait pas sur Ferrari (il ne fonda la scuderia qu’en 1929) mais sur Alfa Romeo. Le journalist­e spécialisé Laurent Missbauer a retrouvé dans le livre Enzo Ferrari, una vita per l’automobile, publié par son fils Piero Ferrari à partir de notes écrites à la première personne par son père, la descriptio­n suivante de la «victoire» d’Eaumorte: «J’ai remporté, en 1924, le kilomètre lancé de Genève dans la catégorie Sport. Je disposais d’une Alfa RL SS 6 cylindres et avais pu compter sur le talent organisati­onnel d’Albert Schmidt pour lequel j’avais déjà piloté quelques mois auparavant, pendant la seule période où j’ai travaillé à l’étranger.»

Enzo Ferrari était arrivé quelques mois plus tôt chez Albert Schmidt, agent pour Alfa Romeo, Morris et Rolls-Royce au boulevard James-Fazy. «Je suis arrivé chez lui un dimanche matin et l’après-midi, il m’a emmené voir jouer le Servette au stade des Charmilles», avait-il raconté en 1983 à Jacques Deschenaux pour la TSR. Il n’est pas impossible que ce séjour genevois ait eu une influence déterminan­te sur la suite de sa vie et le visage du sport automobile. Bon pilote mais pas grand pilote, le futur Commendato­re se serait inspiré d’Albert Schmidt pour faire courir ses voitures et les vendre. Selon Laurent Missbauer, le moteur 12 cyclindres dont Enzo Ferrari fit une de ses marques de fabrique devait beaucoup à l’impression que lui avait laissée la Delage de René Thomas, un dimanche de mars 1924 sur une longue ligne droite au bout du far west suisse.

Il n’est pas impossible que ce séjour genevois ait eu une influence déterminan­te sur la suite de sa vie et le visage du sport automobile

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