Dites merci aux sangsues et asticots
Le Pays de Galles s’est spécialisé dans la production d’animaux à usage médicinal. Ses sangsues et asticots sont régulièrement utilisés par les soignants pour sauver des greffes et nettoyer des plaies
Carl Peters-Bond est bien entouré: il partage son quotidien avec 100 000 sangsues dans le village de Hendy, au Pays de Galles. «Elles sont très sensibles à la qualité de l’eau et à la température», livre l’éleveur, qui dirige avec son partenaire la société Biopharm Leeches. Celle-ci domine 70% de la production mondiale de sangsues médicinales. «Nous les élevons dans des cuves durant deux ans, pendant lesquels nous ne les nourrissons que trois ou quatre fois avec du sang de vache ou de mouton», détaille-t-il.
Six mois avant qu’elles n’arrivent à maturation, il cesse de les alimenter, «afin que leurs intestins soient complètement vides lorsque nous les livrons aux hôpitaux», dit-il. Cela minimise le risque d’infection. Quelque 40% des clients de Biopharm Leeches se trouvent aux Etats-Unis. Les autres sont répartis entre le Royaume-Uni, l’Irlande, les pays scandinaves, l’Afrique du Sud et le Japon. La firme vend quelque 50 000 sangsues médicinales par an.
Reconstitution du réseau veineux
Ces vers aquatiques, qui possèdent trois mâchoires dotées de 125 dents, sont utilisés essentiellement en chirurgie reconstructive. «Si vous vous coupez un doigt et que la blessure n’est pas nette, les chirurgiens ne parviendront pas à reconnecter toutes les veines, explique Carl PetersBond. Cela causera une accumulation de sang dans le membre et vous risquez de le perdre.»
En plaçant une sangsue à l’extrémité du doigt, on crée un système de drainage artificiel. «Elle va aspirer le sang accumulé», dit-il. Un effet augmenté par les substances anticoagulantes et vasodilatatrices contenues dans sa salive. Repue, la sangsue se laissera tomber au bout d’une trentaine de minutes, mais la blessure continuera à saigner durant une dizaine d’heures. Le procédé est répété quatre à six fois sur une période de 48 à 72 heures. «A l’issue de cette période, le réseau veineux aura eu le temps de se reconstituer», note Carl Peters-Bond.
Des asticots pour les blessures chroniques
Outre le groupe gallois fondé en 1986, il n’y a que deux autres sociétés produisant des sangsues de qualité médicale, l’une en France et l’autre aux Etats-Unis. En Suisse, Dominique Kähler, une femme médecin basée à Wil dans le canton de Saint-Gall, a commencé son propre élevage en 2002. «Nous livrons les principaux hôpitaux universitaires de Suisse», dit-elle. En janvier, elle a dû envoyer des sangsues en urgence au CHUV, en taxi, «pour sauver un membre». Sa société Hirumed fournit également des thérapeutes qui se servent des sangsues pour traiter l’arthrose du genou, les tendinites et le mal de dos. «Cela permet de réduire les douleurs et d’améliorer la mobilité dans 80% des cas», dit-elle.
La sangsue n’est pas le seul animal médicinal à être régulièrement exportée par le Pays de Galles. A 48 kilomètres de Biopharm Leeches, dans la cité de Bridgend, le groupe BioMonde s’est spécialisé dans la culture de l’asticot destiné au traitement des plaies.
Utilisée par les tribus aborigènes d’Australie et d’Amérique centrale, cette méthode a été popularisée dans les années 1930 par le chirurgien américain William Baer. «Il avait constaté en servant au front durant la Première Guerre mondiale que les soldats dont les plaies étaient infestées d’asticots guérissaient plus vite et ne développaient pas de fièvre», détaille Yamni Nigam, une chercheuse de l’Université Swansea qui étudie les asticots médicinaux.
La généralisation de la pénicilline dès les années 1940 a toutefois porté un coup de grâce à cette thérapie. «Il a fallu attendre l’émergence de bactéries multirésistantes dans les années 1990 pour qu’on s’y intéresse à nouveau», précise-t-elle.
Fondée en 2004, BioMonde – qui a également un site en Allemagne – possède une colonie de lucilies soyeuses, des mouches vertes, élevées en vase clos. «Nous récoltons leurs oeufs, les désinfectons et les plaçons sur des plaques stériles, explique Rebecca Llewellyn, responsable des relations clients pour la firme. Lorsqu’ils éclosent, les asticots sont lavés et placés dans des sachets de gaze.» Chaque pochette peut contenir jusqu’à 400 de ces vers faisant la taille d’un grain de riz. La firme en vend 20 000 par an à des hôpitaux au Royaume-Uni et en Europe continentale. En Suisse, le CHUV et les HUG ont tous deux adopté cette «larvothérapie», se fournissant auprès de la société argovienne Entomos.
Pour survivre, les asticots doivent être placés sur la plaie dans les 24 heures. «Ils sécrètent des enzymes qui transforment le tissu nécrosé en liquide, dont ils se nourrissent», explique Yamni Nigam. La méthode est particulièrement efficace dans le cas de blessures chroniques, comme les ulcères dus au diabète. «Le résultat est quasi miraculeux, dit-elle. Une plaie stagnant depuis deux ans sera nettoyée et désinfectée en l’espace de quelques jours.» En plus des enzymes, les asticots produisent en effet une cinquantaine de molécules antimicrobiennes.
Ce traitement à base d’asticots souffre toutefois d’une image négative. «Les gens ont peur que les sangsues n’attaquent des tissus sains ou que les asticots ne se transforment en mouches alors qu’ils sont encore sur la plaie, deux craintes sans fondement», relève Yamni Nigam. Elle a sondé 500 personnes: seulement 36% d’entre elles seraient prêtes à tenter un tel traitement. «Une part importante préférerait se faire amputer un membre», précise-t-elle.
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