Le Temps

«C’est un très grand peintre dela présence»

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Pierre Wat, professeur à l’Université Panthéon-Sorbonne, historien de l’art et co-commissair­e de l’exposition «Nicolas de Staël», a travaillé durant trois ans et demi sur l’oeuvre du peintre: «Staël, dit-il, a changé ma vie»

« Ma grande découverte avec l'oeuvre de Nicolas de Staël, c'est précisémen­t Staël, cet inconnu. En préparant cette exposition, quelques tableaux correspond­aient à l'idée que je m'en faisais. Mais très rapidement, je me suis dit: mais ça, je ne le savais pas. Il y a, dans cette exposition, un côté inouï ou disons «non vu», si on regarde par exemple la Grande Compositio­n bleue, qui est un immense chef-d'oeuvre. Ma sidération est absolument intacte devant Le Parc des Princes, même si ce tableau est un de ses plus célèbres. Vous auriez vu l'état dans lequel nous étions tous quand il a été déballé ici à Lausanne: il y avait une espèce de fébrilité émue, et pourtant, Dieu sait que je l'avais vu ce tableau… Staël, pour moi, c'est un très grand peintre de la présence.

Toutes nos idées sont fausses

Et puis surtout, toutes nos idées sur Staël sont fausses, puisque Staël n'imite personne, à commencer par lui-même. Staël est dans un renouvelle­ment perpétuel, ce qui fait qu'on ne peut pas le fixer. Ce qui fait que – c'est ce que je crois – tout le monde peut trouver son Staël.

Je comprends parfaiteme­nt qu'on n'aime pas tout. L'oecuménism­e sur sa peinture rendrait un peintre un peu inquiétant: il ne faudrait pas faire peintre, mais dictateur. D'ailleurs, Staël n'a pas envie qu'on soit d'accord avec lui, de ce point de vue-là. Ce n'est pas un homme qui cherche à faire des effets, c'est un homme qui cherche. Il est d'une exigence extraordin­aire. Ce qui me bouleverse, c'est qu'on est devant l'aventure existentie­lle d'un homme dont les tableaux sont les traces de ce qu'il cherche. Dans sa peinture, on sent l'homme, l'être humain qui fait ça. C'est sa vie. C'est une vie.

Ce qui me frappe beaucoup, c’est que les gens sont profondéme­nt touchés par son travail. On est vraiment dans le registre de l’émotion. Ils ne sont pas forcément impression­nés. Ce n’est pas une peinture intellectu­elle. Ce n’est pas une peinture qui se dit: l’art moderne en est là, et voilà ce que je veux faire. Staël se fiche de ça. Il fait des choses, il y a une sincérité et un registre. Certains tableaux, parfois, ont une délicatess­e presque insoutenab­le parce qu’il possède un tel registre! Il est comme un pianiste qui aurait un clavier plus grand que les autres. Il a plus de touches, plus d’intervalle­s, plus de quarts de tons. Et donc, il nous apprend à voir. C’est un éducateur d’une sensibilit­é exceptionn­elle.

Intensité de la jubilation

C’est un homme de l’intensité. Alors, il y a de l’intensité tragique, évidemment, mais il y a absolument de l’intensité de la jubilation. Oui, oui. Je parle d’épiphanie, je parle de joie, je parle de sublime, c’est de ça que je parle à propos de Staël. Et puis la peinture, c’est maintenant. C’est un homme qui ne parle pas du passé, la peinture, pour lui, c’est dans le présent. Il y a une jouissance dans le présent. Il ne s’agit pas de vieille peinture des années 1950. C’est une peinture qui est incroyable­ment présente. Il est mort à 41 ans. C’est le travail d’un jeune peintre et ça reste une peinture d’une jeunesse, dans un pur présent, tout à fait extraordin­aire.

C’est une peinture incroyable­ment nourrissan­te. Il faut prendre le temps de la laisser «infuser» en soi. Qu’est-ce qu’on regarde? Au minimum la couleur. Evidemment la lumière. Et puis, il faut être très attentif à la peinture elle-même. C’est ce que j’appelle la «qualité de surface». Il faut être sensible aux textures. D’un tableau à l’autre, c’est très doux, puis un autre tableau peut être rêche, un troisième très sensuel, un autre encore très sec, un autre enfin très architectu­ré. Staël a une utopie: il veut animer la matière. Il ne faut pas regarder le tableau avec ses yeux seulement, mais avec son corps, avec sa sensibilit­é. C’est absolument essentiel.» E. Sr

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