A Neuchâtel, un verre de rouge avec Dürrenmatt
Trois écrivains de renom, trois régions viticoles, le vin et la vigne comme sources d’inspiration. Après le Tessin et le Valais, le Centre Dürrenmatt raconte la passion oenologique partagée par Hesse, Rilke et le dramaturge suisse
C’est un dessin nonchalant au stylo à bille. Une bouteille de Mercurey 1953 (précise l’étiquette) deux verres chancelants et un tire-bouchon très réaliste. La feuille du papier qui garde le souvenir d’une soirée sans doute chaleureuse en août 1960 aurait pu se perdre dans les annales. Si elle n’était pas signée… Friedrich Dürrenmatt (1921-1990).
Le dramaturge et peintre suisse était un homme de bonne chère et appréciait particulièrement les grands bourgognes et bordeaux. Pour la cave de sa maison sur les hauteurs de Neuchâtel, où il a vécu depuis 1952 jusqu’à sa mort en 1990, il a fait venir un jour du sud de la France deux camions remplis de grands crus bordelais. On raconte que son millésime préféré était 1928 et qu’il avait pour habitude de servir à ses invités des bouteilles correspondant à leur année de naissance. En revanche, il était moins réceptif au vin du pays. «Le jour où Dieu voulut punir les Suisses, il leur donna du vin suisse», aurait déclaré l’écrivain et si l’énoncé peut être sujet à caution, les caricatures brocardant la production viticole helvétique, elles, sont bel et bien l’oeuvre de sa plume caustique.
«Il faut dire qu’à l’époque, les vins suisses n’étaient pas ce qu’ils le sont aujourd’hui, sinon, Dürrenmatt aurait certainement apprécié les pinots noirs indigènes», tempère Duc-Hanh Luong, collaboratrice scientifique au Centre Dürrenmatt Neuchâtel (CDN). Jusqu’au printemps, le musée installé dans l’ancienne demeure de l’écrivain et peintre lève un verre à la santé du dramaturge suisse et de deux de ces confrères aînés, davantage connus pour leur oeuvre littéraire que pour leur passion oenologique: Hermann Hesse (1877-1962) et Rainer Maria Rilke (1875-1926).
«On commençait par les prunes, les kirschs et les marcs, et c’est ensuite qu’on passait au vin, d’abord au blanc puis au neuchâtelois»
Friedrich Dürrenmatt
Le vin comme élément dramaturgique
Précisons d’emblée: les trois auteurs germanophones ne se sont jamais rencontrés autour d’un verre (Dürrenmatt avait 5 ans l’année de la mort de Rilke). «Pourtant, à un moment de leur vie, tous les trois ont choisi de s’installer dans une région viticole de Suisse latine et y ont trouvé de l’inspiration, dit Madeleine Betschart, directrice du CDN: Hesse au Tessin, Rilke en Valais et Dürrenmatt ici à Neuchâtel.» Alors que le centenaire de la naissance du dramaturge suisse est célébré en 2021, une idée pousse en pied de vigne, en collaboration avec le Museo Hermann Hesse à Montagnola et la Fondation Rilke à Sierre: monter une exposition autour de la vigne et du vin qui ont joué un rôle particulier dans la vie et l’oeuvre des trois artistes.
Présentée au Tessin puis en Valais, l’exposition revient cette année aux sources, sur ce terroir neuchâtelois qui inspirait à l’époque à Dürrenmatt des dessins sarcastiques. «Il était quand même moins regardant lors des soirées festives dans ses restaurants préférés, à l’Hôtel du Rocher voisin, à la Klötzlikeller à Berne et à la Kronenhalle zurichoise», nuance DucHanh Luong. Et à Dürrenmatt d’en témoigner: «On commençait par les prunes, les kirschs et les marcs, et c’est ensuite qu’on passait au vin, d’abord au blanc puis au neuchâtelois, dont il faut dire à sa décharge que James Joyce en buvait aussi à la Kronenhalle…»
Rilke l’abstinent
Mais s’il lui arrive parfois de profiter des effets de l’alcool pour se griser d’inspiration, la plupart du temps le dramaturge bon vivant garde la sobriété. D’abord, puisque diagnostiqué de diabète à l’âge de 25 ans, il sait qu’il ne doit pas jouer avec cette épée de Damoclès au-dessus de sa tête. (C’est aussi pour cela que, sur le conseil de son médecin, il préfère les rouges tanniques pauvres en sucres résiduels). Et puis, il se méfie de l’ivresse autant qu’il chérit la convivialité: n’at-il pas laissé entendre, dans les pièces comme La Panne ou Le Juge et son bourreau, qu’un excès d’alcool délie les langues et mène à des révélations fatales? Symbole de l’amitié dans ses oeuvres picturales, le vin, surtout consommé sans modération, devient un élément d’intrigue dans ses créations dramaturgiques, source de danger plutôt que d’inspiration.
S’il y en a un qui y souscrirait sans hésitation, c’était bien Rainer Maria Rilke. Le poète autrichien renonce à la consommation d’alcool à l’âge de 24 ans, se méfiant des effets du vin sur sa santé mais aussi sur sa création. La rencontre avec Auguste Rodin, qu’il considérera toute sa vie comme son meilleur professeur, le confortera dans ce choix: le sculpteur lui conseille de ne pas compter sur les excitants mais uniquement sur la discipline de travail à la recherche d’inspiration.
N’empêche, Rilke savourera de temps à autre de petites quantités d’alcool, surtout quand il s’installera à partir de 1921 à Muzot, une tour médiévale sur les hauteurs de Sierre, et aura à sa disposition une vigne dont il s’occupera amoureusement. Mais encore davantage que le plaisir de savourer ses propres cuvées, c’est le travail viticole en lui-même, ce rituel archaïque qui relie l’homme à la terre et au cycle éternel, qui le passionnera et lui soufflera des images poétiques.
Hesse le Romain
Le vin comme mystère antique, la ronde des saisons qui rythme les récoltes: cette vie «simple» séduit aussi Hermann Hesse, Prix Nobel de littérature, qui expérimente sur les coteaux de Montagnola, au Tessin, le bonheur bucolique chanté par le poète romain Virgile. Hesse, qui a péché par excès dans sa jeunesse, cherchant dans l’alcool de la consolation face au quotidien terne, trouvera dans le vignoble tessinois un refuge inspirant et célébrera dans ses oeuvres et ses aquarelles autant la joie de vivre épicurienne qu’une existence sage en harmonie avec la nature.
«Rilke à Muzot, Hesse à Montagnola et Dürrenmatt à Neuchâtel ont chacun vécu une période d’intense création artistique dans leurs havres de paix respectifs et les paysages qui les entouraient n’y étaient certainement pas étrangers. Ils imprègnent leur vie et leur oeuvre», conclut Madeleine Betschart. Leur philosophie, aussi. Dürrenmatt, n’aurait-il pas dit un jour: «La vie est trop courte pour boire le vin qui n’est pas bon»? Reste à préciser que la fameuse cave du dramaturge a été vidée depuis longtemps et ne fait pas partie de visites guidées.
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«Dürrenmatt, Hesse, Rilke et le vin», Centre Dürrenmatt, Neuchâtel, jusqu’au 19 mai.