«En Europe, on perd parfois de vue la relation au public»
Le cinéaste aux deux Palmes d’or Ruben Östlund a été honoré par les Rencontres 7e Art Lausanne. Conversation avec un homme aussi rieur que ses films sont cyniques
Un homme qui abandonne femme et enfants face à la menace d’une avalanche dans Snow Therapy (2014, également connu sous le titre Force majeure), un performeur qui terrorise une assemblée de bourgeois en jouant au gorille (The Square, 2017), une croisière de luxe qui se termine en festival de vomi (Sans filtre, 2022)… Le moins que l’on puisse dire, c’est que Ruben Östlund a le sens de la séquence choc. Provoquer des réactions est d’ailleurs son moteur, le cinéma est pour lui un fabuleux moyen de déstabilisation, un médium universel permettant de faire vaciller les certitudes. Tandis que des cinéastes expliquent écrire avant tout pour eux-mêmes, sans se soucier du résultat, le Suédois a constamment en tête les spectateurs et spectatrices, avec l’idée de les pousser à se questionner sur le comportement humain.
Habitué du Festival de Cannes, où il a présenté cinq de ses six longs métrages, il y a remporté un Prix du jury dans la section Un Certain Regard pour Snow Therapy, puis deux Palmes d’or pour The Square et Sans filtre.
Actuellement en plein casting de son prochain film, The Entertainment System Is Down,
il s’est arrêté cette semaine à Lausanne, entre des essais à Londres et Paris, dans le cadre des Rencontres 7e Art, qui s’achèvent dimanche.
Ce sixième long métrage se déroulera entièrement dans un vol long-courrier de vingt-deux heures, avec l’idée de l’avion comme un microcosme de la société… et des écrans de divertissement en panne! Il jubile déjà à l’idée de filmer une fillette s’ennuyant en temps réel, afin que le public ressente littéralement pendant une dizaine de minutes son ennui. «J’aimerais provoquer le plus gros départ de spectateurs de l’histoire du Festival de Cannes», rigole-t-il. Mais ce ne sera pas avant 2026, le tournage étant prévu pour l’année prochaine. Rencontre avec un réalisateur qui, à l’approche de ses 50 ans, qu’il fêtera dans un mois, est aussi sympathique et rieur que ses films peuvent être déstabilisants et cyniques.
Alors que les plateformes prennent de plus en plus d’importance, vous concevez vos films avec l’idée du cinéma comme expérience collective. Dans un sens, il s’agit là aussi d’une provocation…
Pendant quelques années, on a pensé que les salles étaient menacées par les plateformes. Mais aujourd’hui, j’ai l’impression qu’on retrouve cette dimension du cinéma comme expérience collective. Et c’est à nous, cinéastes, producteurs et distributeurs, de défendre cette idée. Si vous êtes seul face à un écran, ou par exemple face aux réseaux qui vous incitent à scroller sans fin, avec un pur effet de dopamine, vous n’engagez pas votre intelligence. A l’opposé, quand vous êtes assis dans une salle, il y a une sorte d’intelligence collective qui se met en place, vous allez ressentir les choses différemment.
«C’est bien d’énerver les gens, mais c’est encore mieux de pouvoir contrôler les moments où vous souhaitez le faire»
«J’admire Michael Haneke, qui maîtrise parfaitement l’art du suspense, et même mieux, selon moi, qu’Hitchcock»
Mais en même temps, l’histoire nous a souvent montré que l’être humain peut, en suivant le collectif, oublier de réfléchir par luimême et commettre des actes horribles…
Vous avez absolument raison, et c’est pour cela que nous avons une responsabilité sur le contenu que nous produisons, car il peut influencer la société. Je me souviens d’avoir lu une interview de Roberto Saviano, l’auteur de Gomorra, qui expliquait que quelques mois après la sortie d’un fameux film de gangsters, les jeunes truands napolitains ont commencé à tirer en braquant leur pistolet à l’horizontale, car ça faisait plus cool… Or cela a eu des conséquences concrètes, car il est plus difficile de tuer de cette manière votre ennemi. Du coup les règlements de compte sont devenus plus sanglants mais moins mortels.
Faites-vous des projections tests de vos films avant leur sortie, afin de voir quelles sont les réactions?
Lorsque Play [2011] a été montré à Cannes, j’ai eu une expérience très pénible. Je me considérais comme un cinéaste d’art et essai intègre qui ne devait absolument pas se laisser influencer par des éléments extérieurs qui pourraient contrarier sa vision. Lors de la première du film, j’étais assis derrière un vieux couple qui, dès la première scène, qui est un plan-séquence de sept minutes, a commencé à soupirer de manière très audible. Vers la fin du film, il y a une séquence importante, et je me disais qu’ils allaient enfin comprendre où je voulais en venir. Mais juste avant, ils se sont levés et ont quitté la salle! Quelque temps après, j’ai revu le film en public dans le cadre du Munich Film Festival, et cette fois il y avait un type qui levait la main et claquait des doigts en criant «cut» à chaque fois qu’il pensait que j’aurais dû effectuer une coupe…
Et vous êtes devenu moins intègre…
Ces deux expériences m’ont en effet poussé à admettre qu’il fallait que je teste mes films avant de les montrer, ce que je fais dorénavant. Les réactions du public vous apprennent beaucoup de choses sur le rythme. C’est bien d’énerver les gens, mais c’est encore mieux de pouvoir contrôler les moments où vous souhaitez le faire. Les systèmes de financements européens, qui fonctionnent massivement sur de l’argent public, font que les cinéastes sont en quelque sorte à l’abri à partir du moment où ils sont soutenus par les instituts nationaux du cinéma. Lorsqu’ils ont terminé un film, ils n’ont plus qu’à espérer qu’il ne marche pas trop mal. A l’inverse, aux Etats-Unis, où il n’y a pas de subventions étatiques, il faut vendre des billets afin de ne pas faire faillite et de ne pas perdre son travail. En Europe, on est bien meilleur lorsqu’il s’agit de produire du contenu connecté avec l’air du temps, mais on perd parfois de vue la relation au public.
Vos deux Palmes d’or vous ont-elles valu des propositions hollywoodiennes?
Plusieurs, mais comme j’ai fondé il y a vingt ans avec mon meilleur ami une société de production, et que je travaille avec de très bons coproducteurs indépendants et des petits distributeurs qui ont un public fidèle, j’ai depuis mes débuts préféré construire ma carrière sur le long terme afin de posséder les droits de mes films, plutôt que de travailler avec un gros studio qui vous offre beaucoup d’argent mais vous dépossède de ce que vous créez.
Ecrivez-vous vos scénarios en commençant par les séquences centrales dont vous pensez qu’elles vont déstabiliser le public?
Avant de faire du cinéma, je réalisais des films de ski. Souvent, c’est après les tournages en voyant les images que je découvrais quelles séquences étaient les meilleures, quel skieur créait le plus d’intensité et serait parfait pour la fin du film. En fiction, cela fonctionne de la même manière: vous devez provoquer quelque chose une quinzaine de minutes avant la fin, dans le but d’avoir une bonne dynamique. Cela ne veut pas forcément dire qu’il s’agit du moment où on attrape le criminel ou du premier baiser entre les amoureux, mais il faut quelque chose de marquant. Dès le début du processus d’écriture, je pense à ces moments forts.
Quel genre de spectateur êtes-vous?
Tout dépend du réalisateur. Certains sont très bons lorsqu’il s’agit de créer quelque chose qui va activer mes sens et me pousser à réfléchir, d’autres n’ont pas cette capacité mais sont excellents sur d’autres plans, parviennent par exemple magnifiquement à évoquer l’enfance et ses souvenirs. Je ne peux pas dire que je n’aime que les provocateurs, mais ceux-ci étaient vraiment mes héros lorsque j’étais plus jeune et que j’étudiais le cinéma. J’admire par exemple beaucoup Michael Haneke, qui ne s’est jamais détourné d’un pouce de ce qu’il a toujours fait. Il maîtrise parfaitement l’art du suspense, et même mieux, selon moi, qu’Hitchcock. En vieillissant, j’apprécie aussi d’autres types de cinéma, mais avec toujours l’envie de suivre un auteur plutôt qu’un genre.
Vous avez étudié à Göteborg, dans une école très axée sur la Nouvelle Vague française. Mais lorsqu’on est un jeune réalisateur suédois, l’ombre d’Ingmar Bergman est-elle forcément présente, et parfois pesante?
Oui… Au début, cela m’énervait, mais j’ai appris à vivre avec. Je suis très proche de Kalle Boman, le producteur de Roy Andersson, qui a également travaillé avec Bo Widerberg, et qui était considéré comme l’antagoniste de Bergman. Ils se détestaient. Quand j’ai commencé à travailler avec Kalle, la petite communauté du cinéma suédois m’a alors immédiatement qualifié, alors que je n’avais jamais pris position, d’anti-Bergman. Il m’aura fallu deux Palmes d’or avant qu’on m’invite au festival de cinéma de Farö, sur l’île où a vécu Bergman!
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