Les vertus de la fatigue
Pour le philosophe Byung-Chul Han, notre hyper-attention frénétique et hachée nous rend incapables d’une écoute profonde du monde
Après Infocratie, sur le numérique et la crise de la démocratie, publié fin 2023, les Presses universitaires de France font paraître un nouveau livre du philosophe allemand ByungChul Han, l’un des penseurs les plus stimulants de notre modernité.
Les chapitres brefs de La Société de la fatigue sont autant de mini-essais à part entière, de pistes parfois fulgurantes inspirées de Nietzsche, Walter Benjamin ou Peter Handke.La société disciplinaire et carcérale serait derrière nous. Nous voici dans la société de la performance, plus perverse: devenus «libres» et «entrepreneurs» de nous-mêmes, nous obéissons désormais à nos propres injonctions à la productivité, pas à celles d’un pouvoir extérieur auquel nous pourrions tenter d’opposer un refus. Si nous n’arrivons pas à nous dépasser, à être suffisamment productifs, nous ne pouvons nous en prendre qu’à nous-mêmes. «La société disciplinaire est encore dominée par le non. La négativité produit des fous et des criminels. La société de performance, pour sa part, produit des dépressifs et des ratés», explique le philosophe.
Pure frénésie
L’individu est sans cesse sollicité, son attention accaparée; il doit être capable de faire plusieurs choses en même temps, être multitâche. L’hyper-attention prend la place de l’attention, nous voici redevenus comme des bêtes sauvages obligées d’être toujours sur le qui-vive pour survivre. La pure frénésie de notre concentration hachée ne produit plus rien de neuf. Pour produire du neuf, il faut une attention contemplative qui n’a pas peur de l’ennui, résume le philosophe. Là où l’attention profonde recule, la civilisation régresse. Nous avons perdu le relâchement, la décontraction; sans eux, pas d’écoute silencieuse du monde. Le peintre Cézanne est une figure de cette écoute profonde, capable de sortir de lui-même pour se plonger dans les choses, de voir les parfums comme des couleurs, de devenir ce qu’il représente: «Le paysage se pense en moi et je suis sa conscience», disait l’artiste.
La société de l’attention frénétique produit une immense fatigue. Elle épuise sans rassasier. Mais la fatigue peut aussi être un viatique, une forme de guérison nous permettant de ralentir, de ne plus chercher à «maximiser» le résultat de nos actions. La fatigue (et c’est la très belle idée de ce livre, reprise des écrits de Peter Handke et de son Essai sur la fatigue paru en français chez Gallimard en 1991) nous relie aux autres, nous «rajeunit», laissant notre attention flotter, laissant le monde advenir à nouveau et nous étonner.
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