Au royaume de l’amour éternel
Invité du festival Bibliotopia, le romancier espagnol Manuel Vilas présentera «Irene», un road-trip mémoriel lancé à la poursuite d’une passion idéale et indépassable
Comme la lune dicte aux marées leurs horaires et leurs humeurs, le désir dicte aux humains leurs conduites et leurs faiblesses. Irene Marquez, l’héroïne du nouveau roman éponyme de Manuel Vilas, est une femme riche et séduisante. Quand le lecteur la rencontre, elle pleure – mais d’une façon très extatique – la mort de son époux depuis vingt ans. Italo-espagnol, fils d’un menuisier de l’industrie du cinéma proche de Federico Fellini dont il semble avoir hérité de l’onirisme et de l’extravagance, Marce, le petit nom de Marcello, était pour son Irene un associé, un dévoué, un Pygmalion, un ange gardien et un admirateur. Un tout-en-un complet, un homme à qui donner la main «même quand ils mangent».
Transformer la douleur en joie
Le couple, citoyens d’une «République de beauté et de plénitude», n’a pas eu d’enfants – ils auraient altéré son bonheur exclusif, ce quotidien fait de mets sophistiqués, de voyages insouciants, de sexe compulsif et de montres luxueuses. Sa seule progéniture aura été un magasin de meubles, une affaire florissante bâtie sur un concept à leur image: «Les humains édifient des foyers. Quand deux amoureux se mettent en ménage, ils ont besoin de meubles, qui servent à matérialiser leur amour.»
Manuel Vilas, né en 1962 en Espagne, s’est imposé aux lecteurs francophones avec la parution d’Ordesa (Ed. du sous-sol, Prix Femina étranger 2019). Dans ce roman autobiographique, l’auteur, dévasté par la mort successive de son père puis de sa mère, reconstituait, en une suite de fragments poétiques, son enfance aux côtés de ce couple admiré, célébré jusqu’à la légende. Deux ans plus tard, Alegria poursuivait son inventaire introspectif sous la forme d’une promesse: transformer la douleur en joie.
On pourrait prêter cette formule, poussée jusqu’à l’extrême, à l’hygiène de vie d’Irene. A la mort de son mari, cette veuve hédoniste liquide leurs biens et prend la route: «Que faire de cet argent et de nos souvenirs?» s’interroge-t-elle au volant de sa BMW. Le rapprochement est singulier, d’aucuns le trouveraient déplacé, mais Irene s’offre les moyens de se moquer des convenances. De l’Espagne à l’Italie en passant par la côte française, elle fait halte dans les «paradors» et les palaces qui longent les rives de la Méditerranée: «Quand je regarde la mer, je peux tout inventer.»
Même le fantôme de son mari, qui se manifeste miraculeusement à elle à travers le corps des amants et des maîtresses qu’elle convoque puis rejette dans une même autorité.
Aussi énigmatique que la ligne d’horizon qui s’éloigne à mesure qu’on s’en approche, joueur comme les brasillements du soleil sur les eaux transparentes de la grande bleue, Irene est un road-trip lancé à la poursuite des idéaux: l’amour fusionnel, la jeunesse éternelle, les drames amoureux, la vie romantique, le refus des normes et de la normalité. Ces ivresses tyranniques, ces impératifs souverains qui font le coeur d’Irene, Manuel Vilas les chevauche à bord d’un bolide lancé à vive allure et qu’on dirait conduit par ces forces qui nous dépassent, nous gouvernent et nous animent.
«Le plaisir est une énigme sur laquelle s’érige le bonheur», ou «L’amour rend la laideur et la méchanceté du monde invisibles», écrit l’auteur dans une de ses nombreuses phrases implacables, gorgées de ce présent de vérité générale qui intrigue autant qu’il irrite: «Les amoureux édifient des arbres qui s’élèvent vers le soleil. Les amoureux édifient un mirage gigantesque.»
A la fois complice et bourreau
Mais il faut se méfier des certitudes comme des eaux dormantes et des souvenirs, forcément reconstitués. Le lecteur le sent, Manuel Vilas le sait. A mesure que le roman avance, le récit de la vie rêvée d’Irene se ponctue de questions troublantes: «Est-elle une mauvaise personne?» interroge le narrateur, qui devient à la fois son complice et son bourreau: «Les choses se sont-elles vraiment déroulées de la sorte? Vraiment, Irene?»
La lecture d’Irene – récompensé en Espagne par le prestigieux Prix Nadal du meilleur roman – inspire d’abord le rejet et l’agacement, comme le font parfois les bons élèves des premiers rangs, ici principalement à cause de cette héroïne égocentrique et superficielle, obsédée par les montres Cartier. Elle mérite pourtant qu’on la suive dans sa «part sombre» jusqu’au dernier paragraphe, où l’auteur, dans une pirouette habile et parfaitement maîtrisée, nous la livre nue, débarrassée de ses artifices trompeurs.
■