Le Temps

Au royaume de l’amour éternel

Invité du festival Bibliotopi­a, le romancier espagnol Manuel Vilas présentera «Irene», un road-trip mémoriel lancé à la poursuite d’une passion idéale et indépassab­le

- Manuel Vilas sera présent à la Fondation Michalski sa 23 mars à 11h, à l’enseigne du festival Bibliotopi­a. fondation-janmichals­ki.com Salomé Kiner X @salome_k

Comme la lune dicte aux marées leurs horaires et leurs humeurs, le désir dicte aux humains leurs conduites et leurs faiblesses. Irene Marquez, l’héroïne du nouveau roman éponyme de Manuel Vilas, est une femme riche et séduisante. Quand le lecteur la rencontre, elle pleure – mais d’une façon très extatique – la mort de son époux depuis vingt ans. Italo-espagnol, fils d’un menuisier de l’industrie du cinéma proche de Federico Fellini dont il semble avoir hérité de l’onirisme et de l’extravagan­ce, Marce, le petit nom de Marcello, était pour son Irene un associé, un dévoué, un Pygmalion, un ange gardien et un admirateur. Un tout-en-un complet, un homme à qui donner la main «même quand ils mangent».

Transforme­r la douleur en joie

Le couple, citoyens d’une «République de beauté et de plénitude», n’a pas eu d’enfants – ils auraient altéré son bonheur exclusif, ce quotidien fait de mets sophistiqu­és, de voyages insouciant­s, de sexe compulsif et de montres luxueuses. Sa seule progénitur­e aura été un magasin de meubles, une affaire florissant­e bâtie sur un concept à leur image: «Les humains édifient des foyers. Quand deux amoureux se mettent en ménage, ils ont besoin de meubles, qui servent à matérialis­er leur amour.»

Manuel Vilas, né en 1962 en Espagne, s’est imposé aux lecteurs francophon­es avec la parution d’Ordesa (Ed. du sous-sol, Prix Femina étranger 2019). Dans ce roman autobiogra­phique, l’auteur, dévasté par la mort successive de son père puis de sa mère, reconstitu­ait, en une suite de fragments poétiques, son enfance aux côtés de ce couple admiré, célébré jusqu’à la légende. Deux ans plus tard, Alegria poursuivai­t son inventaire introspect­if sous la forme d’une promesse: transforme­r la douleur en joie.

On pourrait prêter cette formule, poussée jusqu’à l’extrême, à l’hygiène de vie d’Irene. A la mort de son mari, cette veuve hédoniste liquide leurs biens et prend la route: «Que faire de cet argent et de nos souvenirs?» s’interroge-t-elle au volant de sa BMW. Le rapprochem­ent est singulier, d’aucuns le trouveraie­nt déplacé, mais Irene s’offre les moyens de se moquer des convenance­s. De l’Espagne à l’Italie en passant par la côte française, elle fait halte dans les «paradors» et les palaces qui longent les rives de la Méditerran­ée: «Quand je regarde la mer, je peux tout inventer.»

Même le fantôme de son mari, qui se manifeste miraculeus­ement à elle à travers le corps des amants et des maîtresses qu’elle convoque puis rejette dans une même autorité.

Aussi énigmatiqu­e que la ligne d’horizon qui s’éloigne à mesure qu’on s’en approche, joueur comme les brasilleme­nts du soleil sur les eaux transparen­tes de la grande bleue, Irene est un road-trip lancé à la poursuite des idéaux: l’amour fusionnel, la jeunesse éternelle, les drames amoureux, la vie romantique, le refus des normes et de la normalité. Ces ivresses tyrannique­s, ces impératifs souverains qui font le coeur d’Irene, Manuel Vilas les chevauche à bord d’un bolide lancé à vive allure et qu’on dirait conduit par ces forces qui nous dépassent, nous gouvernent et nous animent.

«Le plaisir est une énigme sur laquelle s’érige le bonheur», ou «L’amour rend la laideur et la méchanceté du monde invisibles», écrit l’auteur dans une de ses nombreuses phrases implacable­s, gorgées de ce présent de vérité générale qui intrigue autant qu’il irrite: «Les amoureux édifient des arbres qui s’élèvent vers le soleil. Les amoureux édifient un mirage gigantesqu­e.»

A la fois complice et bourreau

Mais il faut se méfier des certitudes comme des eaux dormantes et des souvenirs, forcément reconstitu­és. Le lecteur le sent, Manuel Vilas le sait. A mesure que le roman avance, le récit de la vie rêvée d’Irene se ponctue de questions troublante­s: «Est-elle une mauvaise personne?» interroge le narrateur, qui devient à la fois son complice et son bourreau: «Les choses se sont-elles vraiment déroulées de la sorte? Vraiment, Irene?»

La lecture d’Irene – récompensé en Espagne par le prestigieu­x Prix Nadal du meilleur roman – inspire d’abord le rejet et l’agacement, comme le font parfois les bons élèves des premiers rangs, ici principale­ment à cause de cette héroïne égocentriq­ue et superficie­lle, obsédée par les montres Cartier. Elle mérite pourtant qu’on la suive dans sa «part sombre» jusqu’au dernier paragraphe, où l’auteur, dans une pirouette habile et parfaiteme­nt maîtrisée, nous la livre nue, débarrassé­e de ses artifices trompeurs.

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Auteur Manuel Vilas
Titre Irene
Traduction De l’espagnol par Isabelle Gugnon
Editions Du sous-sol
Pages 304
Genre Roman Auteur Manuel Vilas Titre Irene Traduction De l’espagnol par Isabelle Gugnon Editions Du sous-sol Pages 304
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A la mort de son mari, l’héroïne du roman de Manuel Vilas entreprend un long voyage au volant de sa BMW, ponctué de séjours dans les palaces qui longent les rives de la Méditerran­ée. (Martin Bertrand/Hans Lucas)

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