Etel Adnan, entre les langues et les drames
L’écrivaine et artiste, née à Beyrouth et disparue en 2021 à Paris, a construit une oeuvre traversée par la violence de son pays natal et par la beauté
Dans le livre d’entretiens réalisés avec Laure Adler peu avant sa mort, La Beauté de la lumière (Seuil, 2022), Etel Adnan (Beyrouth, 1925-Paris, 2021) donne un éclairage important sur sa culture: «Ma mère était grecque chrétienne, de Smyrne (aujourd’hui Izmir), c’est-à-dire de Turquie, et mon père était syrien musulman né à Damas, il était aussi officier de l’Empire ottoman, donc leur langue commune était le turc, on parlait le turc à Beyrouth, chez moi, mais ma mère me parlait grec, naturellement. J’ai ainsi grandi jusqu’à mes vingt-quatre ans en parlant grec et turc, et français parce que les écoles étaient à l’époque strictement de langue française, on n’enseignait pas l’arabe. J’ai attrapé, comme on dit, l’arabe dans la rue et avec les enfants. J’ai donc grandi dans quatre langues.» Plus tard, séjournant aux Etats-Unis, l’anglais deviendra une autre de ses langues, dans laquelle l’écrivaine et artiste écrira nombre de ses poèmes.
Sitt Marie-Rose est un récit romanesque se déroulant à Beyrouth, sur fond de guerre civile, racontant l’enlèvement et la disparition d’une femme, Marie-Rose Boulos, immigrée syrienne chrétienne qui dirige un institut de sourds-muets dans la banlieue de Beyrouth, «Antigone des temps modernes» comme la nomme Laure Adler.
Voluptés de l’exil
En ouverture, la nouvelle Un Million d’oiseaux fait le portrait d’un groupe de jeunes gens – les chabab – qui seront responsables de cet enlèvement et de ce meurtre. Une grande violence traverse ce roman dont les protagonistes chrétiens, musulmans, Palestiniens, Israéliens affrontent les nouvelles réalités du monde postcolonial, où des «millénaires de frustrations rentrées s’expriment». Au fil des scènes, les paraboles donnent voix à l’Histoire. Des peuples qui se croisent dans Beyrouth, Adnan écrit, portée dans un flot de paroles baroques: «Leur monde et le nôtre ne se touchaient pas. Ils formaient une île où les pensées de revanche poussaient aussi vite que les bambous dans les jungles.»
Une vision poétique tumultueuse imprègne cette prose, que l’on retrouve dans Je suis un volcan criblé de météores, recueil qui rassemble toutes les poésies d’Etel Adnan écrites en français et en anglais sur un demi-siècle (19471997), à l’exception de L’Apocalypse arabe, composée entre Beyrouth et Paris en 1975-1976, geste dramatique en 59 chants sur les 59 jours du siège du camp palestinien de Tel al-Zaatar («la colline du thym») à Beyrouth par les phalangistes libanais.
Ce poème, écrit et dessiné sur un cahier de format à l’italienne comprenait des «signes, griffures, graffitis et onomatopées» et ne pouvait être reproduit dans sa dimension artistique complète ici. Reste une épopée qui court dans ces pages endiablées à travers une suite de chants et dit les voluptés (plus que les souffrances) de l’exil, de son être de femme, de la quête d’amour et de liberté, dans un rythme moderniste qui rappelle les incantations des poètes de la beat generation qu’elle fréquenta sur la côte ouest des Etats-Unis, où elle vécut et enseigna une grande partie de sa vie.
L’ombre de Beyrouth
Si des thèmes de l’actualité politique font irruption parfois dans sa poésie (le Vietnam, le monde arabe, le Chili d’Allende et de Pablo Neruda, la conquête de l’espace), la force de l’imagination l’emporte sur l’indignation et transcende ses sujets pour faire place à une célébration joyeuse. Beyrouth, ville de tous les exils, terre d’Orient et d’Occident, projette son ombre, sensuelle jusque dans la mort. Une voix s’élève, mémoire de la Grèce antique, de la Bible et du Coran, du vieux et du nouveau continent, pleine d’énergie, qui pacifie tous les désirs et toutes les colères, la voix d’une poétesse qui répand la beauté sur un monde aveugle.
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