Comme un ouragan
Une tempête fait rage sur une île et contraint une famille déchirée à cohabiter. Le pire est à venir, prévient Philippe Djian dans ce nouveau roman faussement plat, joueur et jubilatoire
Victor, «quasi-octogénaire», connaît un sursaut de verdeur et une passion pour Magalie, ancienne prostituée de vingt ans sa cadette. Il prévoit de l’installer chez lui et de l’épouser, au grand dam de sa fille Edith et de son fils Jonas, qui décident d’aller raisonner le patriarche sur son île. Cette île, qui n’est pas nommée dans le roman, sera bientôt dévastée par une tempête, obligeant le trio familial, en froid depuis des années, à cohabiter.
Comme toujours, Philippe Djian aime les situations qui «partent en sucette, encore et encore». Mais, entre le père et ses enfants, l’orage tant redouté n’éclatera pas. Des personnages secondaires plus inquiétants et fourbes prennent le dessus de l’intrigue: deux frères fous de désir pour Edith, Joël et Augustin, dont elle tente de se débarrasser; la femme de Joël, Sousou; Agatha, fiancée de Jonas, dont il rêve mollement de se défaire, mais qui débarque sur l’île pour lui parler.
Gymkhana affectif
La vie est un gymkhana et «le pire est à venir», prévient l’écrivain. Les personnages sont comme des substances chimiques qui s’attirent, se repoussent, deviennent instables, inflammables, explosives… Edith, femme mûre furieusement attirante, typiquement djianesque, suscite un déchaînement de désir et un drame.
Après l’ouragan, le ciel se calme, les cadavres remontent à la surface des eaux boueuses. Pas les secrets de famille, car Faites vos jeux ne nous conduit pas là où on s’attendait. Il piétine, fait du sur-place, des allers-retours nerveux, suit les tergiversations des héros, leurs hésitations et leurs tentatives de fuite. On se dit en cours de lecture que ce nouvel opus est mou du genou, pas le meilleur de son auteur, mais comme on est chez Philippe Djian, tout est plus subtil qu’il n’y paraît: la surprise et l’ambition résident dans l’écriture elle-même.
L’intrigue sans psychologie, charnelle, drôle, légèrement acide, est en réalité travaillée comme une abstraction formelle, un jeu multipliant les expressions toutes faites à la barbe du lecteur (le titre, Faites vos jeux, donne le la, suivi par un catalogue de phrases figées, parsemées ici et là: «le vent a tourné», «s’en mordre les doigts», «foncer dans le mur tête baissée», etc.). Il en va de même dans la vie. N’exprimons-nous pas nos sentiments par des clichés? Le romancier fait du neuf avec l’éculé.
Frénésie immobile
«Tu n’as pas l’impression parfois, a-t-elle lâché de but en blanc, qu’il se passe beaucoup de choses mais qu’au fond, il ne se passe rien?» demande un personnage à Jonas (l’attirante Vanessa, fille de Magalie). C’est peutêtre le projet de ce livre, projet qui s’étale sous les yeux du lecteur de manière si évidente qu’il en devient invisible et secret.N’allez pas penser que Faites vos jeux soit un exercice romanesque froid et abstrait pour autant, un humour jubilatoire perce sans cesse sous la fausse platitude, en contrebande: «A chaque sortie, nous ramenions des corps dans le Zodiac. Une bonne journée, et la journée était loin d’être finie. Heureusement, ils avaient prévu des sandwiches», dit Jonas en s’activant avec les sauveteurs.
Dans cette ambiance de fin du monde, les personnages sont traversés par des désirs charnels et s’en dépêtrent comme ils peuvent, le plus souvent en y succombant. Ils louvoient. L’écriture saisit leur agitation paradoxale. Djian signe là un roman à la fois frénétique et immobile. Une gageure, sur 232 pages; peu en sont capables, lui oui. Ce «roman» ressemble ainsi à la vie, avec ses doutes, ses atermoiements, ses tentatives foireuses pour trouver le bonheur, ses accommodements mous, ses pièges, ses coups de poker et ses emballements, ses brèves extases et ses épiphanies.
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