Georges Simenon par lui-même
La Fondation Jan Michalski propose un parcours dans la vie du romancier et créateur de Maigret. Aux photos familiales inédites répondent de nombreux extraits d’entretiens avec l’écrivain, ainsi que des projections de films et séries adaptés de son oeuvre
La méticulosité, toujours. Elle s’illustre par exemple au long de ces grandes pages d’agendas couvertes de brèves notes et dont certains jours, par paquets, sont hachurés. C’étaient les calendriers d’écriture de Georges Simenon. Pour un Maigret, quelques jours de préparation, les journées d’écriture – croix bleues, de douze à quinze jours –, une brève pause, puis les périodes de relecture et corrections – hachures rouges – trois journées. Plus loin dans la salle d’exposition de la Fondation Jan Michalski, les curieuses et curieux découvriront la «chronologie de la vie de famille», chronique précise tenue par l’écrivain; des décennies avant Excel, des tableaux rigoureusement dressés, en colonnes, remplis à la machine à écrire, où se succèdent les grands moments de chaque année et chaque membre de la famille, examens, mariages, vacances…
Un homme de chiffres
Georges Simenon n’a jamais voulu se dire homme de lettres, mais à sa manière, il était homme de chiffres. De notes, d’échéanciers, de ventes aussi. L’exposition de Montricher montre à quel point la vie et le travail du créateur de Maigret étaient cadrés, structurés, lui qui pensait que l’écriture était avant tout un labeur – surtout pour les romans ne mettant pas en scène le commissaire. La directrice de la Fondation Natalia Granero lance: «On n’a jamais autant demandé à un écrivain tout au long de sa vie «combien?»: Combien de romans il a écrits, à combien d’exemplaires ils se sont vendus, combien de films en ont été tirés…»
Même s’il prétendait ne pas suivre en détail les adaptations de Maigret ou des autres oeuvres, il les avait en tête: la responsable rappelle une réponse apportée à quelqu’un qui, dans les années 1950, lui demandait combien (!) de films avaient déjà été tirés de ses romans: «130 romans, 48 adaptations», avait-il lancé. Précis.
Contrairement aux dernières expositions à Montricher, dédiées à Colette puis
Nabokov, l’installation Simenon ne guide pas le parcours du public. On peut s’y balader librement, au fil des dizaines de photos égrainées sur tous les murs, parfois de formats très modestes. Issues de la collection privée du fils John Simenon, elles racontent une existence rivée à la machine à écrire autant que passée en famille. Les femmes et les enfants sourient autour du fumeur de pipe. Lui-même prenait soin de photographier (la méticulosité, à nouveau) chaque pièce de chaque résidence dans laquelle il s’installait avec tout ou partie de la smala. Là aussi, il y a une liste: «Les 46 demeures de 1943 à 1974.»
Corps fragile
Au virage des dernières années, à Lausanne, les images deviennent plus touchantes. La couleur apparaît enfin mais le corps se fait fragile, hésitant. Il y a pourtant aussi de quoi sourire, ainsi quand l’écrivain un rien voûté pose devant un alignement d’au moins 20 pipes, comme une revue de matériel de scène que montrerait fièrement un groupe de rock.
Natalia Granero souligne «l’étonnant contraste entre ces images d’intimité et de vie familiale et la vie publique intense de Simenon, qui s’exprimait volontiers dans les médias». Une zone de l’exposition rassemble un nombre inédit, ainsi accessibles en un lieu, d’extraits d’entretiens avec le romancier, de radios et de télévisions. Plus de trois heures de discussions organisées en thèmes, le métier de romancier, l’oeuvre (Maigret, les romans durs, les écrits autobiographiques…), les mécanismes de l’écriture, la vie d’un roman. Ces témoignages montrent à quel point l’auteur de La Maison du canal réfléchissait sans cesse sur son travail, son artisanat, son sacerdoce.
John Simenon l’assure, «mon père n’avait pas des journalistes une vision utilitariste, mais en tant qu’ancien journaliste lui-même, il répondait toujours à leurs demandes avec un grand respect, que les journalistes lui retournaient d’ailleurs tout autant». Il nuance, aussi: «Je crois qu’il aurait considéré l’idée qu’il se racontait aux journalistes comme tout à fait incongrue. Mais leur répondre faisait partie en quelque sorte d’un «service après-vente» obligé. Quand il a voulu se raconter, il l’a fait dans ses écrits autobiographiques et dictés. Dans tous les cas, il n’avait pas de tabous, mais beaucoup de pudeur concernant ses émotions.»
Au fil des vitrines, on voit aussi à quel point il archivait son labeur: on découvre un ouvrage relié qui est une collection de calepins mis ensemble pour la postérité à la demande de l’auteur. Et pour entrer dans sa fabrique d’humanités, on découvre les fameuses «enveloppes jaunes» – en fait, plutôt orangées – sur lesquelles il écrivait les premiers traits des personnages du roman à venir, histoire, caractère, etc.
Ceci se passait dans la solitude de l’écrivain, mais on voit et on entend aussi, par les documents sonores, combien il tenait à promouvoir ses oeuvres. «Rien ne se perd chez lui», sourit Natalia Granero, «si un éditeur refuse un roman, il va le proposer chez un autre. Et au fil des décennies, ces éditions racontent aussi une histoire de l’édition du XXe siècle» au travers des couvertures, des modes figuratives, de l’arrivée de la photo… Idem pour les affiches de films, présentées sur un long mur, de l’esthétique expressionniste du Chien jaune aux vignettes criardes des années 1960 pour une adaptation anglosaxonne des Inconnus dans la maison.
Peu avant, les visiteurs ont pu voir le père de Magret riant aux côtés de Rupert Davis, le premier interprète du policier dans une série… Simenon nourrit ainsi des pans de culture populaire pendant des décennies. Le parcours montre à quel point la matière Simenon a vite été traduite, et adaptée: un an seulement après la sortie des premiers Maigret, trois films étaient mis en chantier.
A ce propos, bonus non négligeable, l’exposition proposera en permanence des projections intégrales de films, deux par jour en semaine, quatre le week-end, sur grand écran et au casque. Comme pour l’ensemble de l’exposition, la limite chronologique est claire, la présentation ne comprend que des oeuvres du vivant du romancier, donc jusqu’à 1989.
L’actualité littéraire récente montre pourtant toute la vitalité de l’oeuvre: ainsi, Dargaud a récemment créé une collection d’adaptations en bandes dessinées de certains des romans durs avec des noms aussi fameux que Loustal ou Yslaire à l’image, Fromental et José-Louis Bocquet aux scénarios.
Une «légende» tenace
Le parcours montre à quel point la matière Simenon a vite été traduite et adaptée: un an seulement après la sortie des premiers «Maigret», trois films étaient mis en chantier
Malgré ses efforts, Georges Simenon a toujours pensé que le public ne le connaissait pas vraiment, qu’une «légende» l’emportait sur sa réalité. Inaugurant l’exposition, John Simenon a mentionné une citation de son père: «La légende a été établie, une fois pour toutes, et quoi que je fasse, quoi que je dise à ceux qui m’interviewent, c’est cette légende qu’ils publieront. Peu importe ce que je leur ai raconté pendant deux, quatre, huit jours. Peu importent les documents que je leur aurai montrés. Peu importe qu’ils m’aient juré de faire vrai et qu’ils se soient moqués de leurs confrères. L’article sera le même, les photos aussi, avec les mêmes erreurs… Mes enfants et mes petits-enfants ne seront-ils pas tentés d’adopter la légende eux aussi?»
Le fils, qui multiplie les projets pour faire vivre l’extraordinaire patrimoine d’histoires de son père, en est convaincu: «Cette exposition permet d’approcher au plus près non seulement le romancier, son oeuvre et ses méthodes de travail, mais aussi l’homme et, pour une première fois, son environnement familial, qui lui importait plus que tout.»
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