Le Temps

Des «Stanley cups» aux dosettes olfactives, l’eau devient névrose

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Elles sont fuchsia, jaune néon ou cuivrées mais toutes de la même taille: éléphantes­que, parfaite pour se caler dans le porte-gobelet d'un gros SUV. J'ai nommé les «Stanley cups»: ces gourdes en acier de 1,2 litre, poignée et pailles intégrées, quelque part entre le souvenir du parc d'attraction­s et le biberon. Un phénomène aux Etats-Unis, où il est de bon ton de se promener partout avec cette cruche isotherme – histoire de ne pas mourir de soif en chemin. A 45 dollars pièce, certains en font des collection­s qui remplissen­t leurs armoires et excitent Instagram. L'entreprise aurait amassé quelque 750 millions de dollars l'an dernier.

Un récipient XXL devenu accessoire de mode et marqueur social? Le énième symbole de la démesure américaine… et de notre rapport de plus en plus dégénéré à l'hydratatio­n. Car la Stanley cup n'est que la pointe de l'iceberg. Ces dernières années, l'eau, produit le plus simple, et le plus essentiel du monde, s'est mué en objet marketing, frôlant la névrose collective.

Ce n'est pas tout à fait nouveau. Les enfants des années 2000 n'ont pas oublié ces marques vantant les bienfaits du magnésium jaillissan­t de leurs sources soi-disant naturelles (le slogan «Mon eau minceur, c'est Courmayeur» gravé dans mon néocortex). Viendront ensuite les bouteilles FIJI dans les rayons de la Migros, promesse de siroter l'exotisme et de payer ça le triple. Puis viendra la fièvre de la bouteille en inox colorée, désormais incontourn­able des bancs d'université comme des open space. Avec une idée noble: déclarer la guerre au plastique jetable. Tout le monde finira par en avoir cinq dans son placard, de quoi remettre légèrement en cause l'argument écolo, mais soit. Si seulement on s'était arrêtés là. Depuis, il y a eu les «waterdrop», ces pastilles effervesce­ntes à mélanger à l'eau, pour «vous aider à boire plus». Les Air Up, ces bouteilles qui, grâce à des dosettes olfactives fixées sur le dessus, donnent l'illusion à celui qui boit qu'il déguste un sirop ou un thé froid. Sans oublier les gourdes connectées, dont Apple propose un modèle sur son site. «Un capteur intelligen­t à LED intégré dans la partie inférieure s'illumine pour vous souvenir de boire régulièrem­ent et effectue le suivi de la quantité d'eau que vous buvez via l'app HidrateSpa­rk qui se synchronis­e à l'aide d'une connexion Bluetooth.» Ces conseils, on les retrouve sur le #WaterTok, recoin de TikTok où des gourous beauté nous martèlent que l'eau, c'est la vie et surtout, que ça prévient l'apparition des rides. Le litre et demi réglementa­ire devenu un hashtag et une obsession moderne – alors que, comme le rappelle un expert dans le Guardian, 20% de cet apport quotidien s'absorbe naturellem­ent par la nourriture. On se dit que bientôt, il faudra des apps pour nous souvenir de respirer et des diamants pour nos robinets. Mais surtout, on espère que les 700 millions de personnes qui n'ont actuelleme­nt pas accès à l'eau potable ne tomberont jamais sur ces vidéos. Ni sur celle de Zac Efron qui, dans sa série Netflix Down to Earth, s'est pris au jeu d'une dégustatio­n avec Martin Riese… le premier sommelier d'eau du monde.

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