Plongeon en textes et dessins dans un cerveau bipolaire
Dans «Je suis la nuit», Leyla Goormaghtigh dévoile les hallucinations vécues pendant ses crises maniaques. Bouleversant, l’ouvrage est adapté ces jours au Théâtre de la Parfumerie, à Genève, en marge des Journées suisses de la schizophrénie qui débutent ce samedi
«Au fond du couloir, deux femmes à moitié reptiles copulent pour enfanter des monstres. Les gens ont des queues de dragons. L’eau courante est contaminée. Les cadavres flottent dans le Rhône et dans l’Arve.» Ou, plus loin: «Un coup de pied au cul! «Tu es la honte de la République», dit-on dans mon dos alors qu’on me met de force un tchador sur la tête. Je hurle en sortant dans la rue, sous les missiles qui fusent. Je suis ma grand-mère persane, catapultée en pleine guerre Iran-Irak.»
Ou encore plus loin: «Tous m’ont attendue à l’Européen, en face de la gare de Lyon. C’est un grand jour. Les rues sont décorées en mon honneur. Je suis élue Président de la République. Dans le train, ma soeur me conduit à nos sièges. Je bénis en chemin les passagers, touchant leurs têtes.»
Quand on rencontre Leyla Goormaghtigh dans un café genevois, on est frappée par son regard profond et son sourire d’une douceur infinie. Difficile d’imaginer que cette artiste plasticienne a vécu – et vit encore parfois – les virulentes hallucinations restituées dans Je suis la nuit, bouleversant roman graphique où la quadragénaire bipolaire raconte les épisodes maniaques qu’elle a subis après la naissance de son enfant, il y a 14 ans.
Le lithium salvateur
«Grâce au bon dosage de lithium que je prends en continu, je suis plus ou moins stabilisée. Je dis «plus ou moins», car j’ai encore traversé des états psychotiques depuis la sortie du livre, il y a trois ans», raconte la dessinatrice qui a étudié la peinture à Strasbourg. Si son ouvrage, publié aux Editions Art & fiction en 2021, refait surface ces jours, c’est parce que sa cousine Céline Goormaghtigh en donne une version théâtrale applaudie à la Parfumerie, à Genève, jusqu’au 24 mars.
Et c’est aussi qu’à l’orée des Journées de la schizophrénie en Suisse qui courent du 16 au 23 mars, ce témoignage aux puissantes illustrations a la vertu de montrer sans fard ce que traversent les personnes soumises à des états de conscience altérée.
L’aspect le plus difficile de la maladie? La notion d’inconnu, répond l’artiste genevoise qui habitait Paris quand les premiers troubles sont apparus. «Même si j’ai des signes avant-coureurs, je ne sais jamais exactement quand la crise va arriver. Surtout, je ne sais jamais dans quelle identité je vais verser.»
On se souvient alors du début de l’ouvrage. Ces mots, touchants, qui précèdent des dessins torturés montrant notamment un Trump adulte allaitant un Trump bébé… «Se réveiller dans le corps d’un autre, un meurtrier, un monstre, une sainte…? Des nuits et des jours indistincts, possédés par le génie ou la bêtise, notre défaillance en pâture à la chimie.»
Au café, Leyla explique. «J’ai déjà connu la maladie à travers mon père qui est aussi bipolaire. Comme je suis mutique durant mes crises, je les ai longtemps vécues en secret, recroquevillée sur mes apparitions et mes fantômes. Mais, quand j’ai pu en parler avec lui, j’ai réalisé à quel point on traversait les mêmes états de stupeur. Maintenant, on échange des techniques pour limiter les dégâts. Des exercices de méditation, des doses renforcées de médicaments quand on sent qu’on perd pied, et même des traits d’humour sur ces délires!»
Des délires qui sont nourris par la politique, la religion, la mythologie ou encore l’histoire de l’art. Dans les récits ou les dessins, on découvre ainsi la figure de Mao, les avions qui foncent sur les tours jumelles, un terroriste cagoulé. Et aussi la Méduse, saint Paul tombé de son cheval après avoir été frappé par la foudre, la descente de croix ou le sceptique saint Thomas enfonçant ses doigts dans les plaies du Christ.
La folie? Une soupape sociale
«Les patients atteints de troubles psychiques ont souvent un imaginaire débordant. Pour moi qui aime les mots et les images, j’ai adoré ces personnes qui voient le monde en couleur et en grand!»
Leyla Goormaghtigh, dessinatrice
Comment Leyla explique-t-elle l’omniprésence de ces références dans ses délires? «Parce que les crises sont alimentées par le fond culturel commun, répond l’autrice. Quand je suis envahie de visions religieuses ou politiques grimaçantes, il me semble que je gère des angoisses collectives à travers le dessin. Par le passé, la figure du fou permettait à la société de rejouer ces traumas ou de transcender ces blessures à travers des transes. Le problème avec notre civilisation occidentale très rationnelle, c’est qu’on a évacué tout contact avec l’invisible et que, du coup, nous les personnes habitées, nous avons perdu notre légitimité. Notre folie est un fardeau, considéré parfois comme dangereux qui plus est, alors que dans d’autres cultures plus mystiques, la figure du fou est encore une soupape pour la communauté.»
Cette vision d’une folie désignée qui soigne les traumas collectifs est passionnante. Mais qu’en est-il de la souffrance de la personne concernée? Dans Je suis la nuit, Leyla raconte que son premier délire a eu lieu à Paris, alors que, portant son bébé dans les bras, elle s’était enfermée dehors – le stress est souvent un déclencheur de crise. On ne peut souhaiter à personne pareil désarroi…
«Non, bien sûr. Ces crises nous plongent dans une détresse effroyable et je suis contente d’avoir trouvé une médication qui les endigue. Mais l’expression artistique peut aussi contribuer à les calmer. A chacune des hospitalisations, j’ai demandé des feuilles de papier pour écrire et dessiner mes obsessions. Et j’ai toujours porté ces travaux sur moi, comme un bouclier.»
A propos des séjours à l’hôpital, Leyla dit encore qu’elle y a fait «des rencontres au sommet». «Les patients atteints de troubles psychiques ont souvent un imaginaire débordant. Pour moi qui aime les mots et les images, j’ai adoré ces personnes qui voyaient le monde en couleur et en grand!» Encore faut-il avoir, comme elle, «un entourage très soutenant», dont un compagnon qui «sent quand va venir la crise». D’autres patients moins bien entourés souffrent de solitude. «Oui, j’ai beaucoup de chance d’avoir grandi dans une famille d’artistes qui comprend ce type de vertige et de bascule.»
Une société moins jugeante
On revient à Je suis la nuit, cet ouvrage remuant qui va de Paris à Genève, en passant par Hongkong, au fil d’une conscience altérée. Quelle a été sa réception, dans le milieu de la psychiatrie et auprès du public? «Le professeur Aubry, ancien médecin-chef du service de psychiatrie des HUG, en a commandé 300 exemplaires, car il a beaucoup apprécié la façon claire avec laquelle je décris mes hallucinations. Sinon, beaucoup de patients m’ont dit retrouver des figures clés qui leur sont aussi apparues, comme la Méduse ou les reptiles.»
Quant à l’extérieur, l’autrice souligne la grande compréhension des gens. «Même s’il y a encore des clichés qui veulent que le fou soit dangereux et/ou manipulateur, je trouve que la société s’est beaucoup ouverte à ces troubles psychiques et se montre moins jugeante. Je le constate aussi à travers le spectacle à l’affiche de la Parfumerie qui est super bien accueilli.»
L’assouplissement de la société est peutêtre simplement lié à ce constat relayé par les Journées de la schizophrénie en Suisse: «Dépression, bipolarité, phobies, schizophrénie, troubles alimentaires… selon l’OMS, une personne sur quatre sera touchée par un trouble psychique au cours de sa vie.» De quoi réévaluer les notions de normalité et de folie.
■