Le Temps

Comment s’inventer une sexualité avec soi-même?

Cette semaine, gros plan sur les rituels mis en place autour de la masturbati­on. L’occasion de réfléchir à la notion d’autoérotis­me

- Pauline Verduzier X @pverduzier

S’il est assez commun d’effectuer quelques préparatif­s en vue d’un moment intime avec quelqu’un, comme retaper son lit, se parfumer, lancer une playlist ou allumer une bougie, on y pense beaucoup moins pour un moment d’érotisme avec soi-même. Cela n’empêche pas certaines personnes d’avoir ritualisé cette activité, avec certains gestes précis et petites attentions portées à elles-mêmes. Anna, 34 ans, traductric­e free-lance, fait toujours à peu près la même chose. Comme elle n’a pas d’horaires fixes, cela peut se passer à n’importe quelle heure de la journée. Elle prend une douche, met de la musique. Une fois sortie de la salle de bains, elle se blottit dans son lit avec son sex-toy de type «aspirateur de clitoris».

«J’aime bien être propre et avoir bien chaud sous la couette», décrit-elle. Cela n’a pas toujours été un moment de légèreté pour elle car jusqu’à 29 ans, elle n’avait pas encore eu d’orgasme et se croyait «cassée». Elle avait acheté son premier sex-toy dans l’objectif d’en obtenir un. «Je l’ai essayé une fois, deux fois et ça ne marchait pas. La troisième fois, je me suis mise à pleurer parce que je me disais que ça ne marcherait jamais. Je l’avais laissé allumé entre mes jambes et c’est là que j’ai eu mon premier orgasme», se souvient-elle. Depuis, ce rituel est devenu à la fois plaisant et «fonctionne­l». «Je vois un peu ça comme l’envie de manger un carré de chocolat, un petit truc pour me faire plaisir. Je me dis: «Tiens, ça pourrait être sympa.»

Apprendre à se connaître

Sara, travailleu­se du secteur hôtelier de 21 ans, ne savait pas vraiment jusqu’à récemment ce qu’elle aimait dans la sexualité. «Une fois, mon copain m’a demandé de le guider et je ne savais même pas quoi lui répondre», se rappelle-t-elle. Ce constat l’a interpellé­e et lui a donné envie de se connaître davantage. Le couple est aujourd’hui séparé, et Sara explore en ce moment sa sexualité avec ellemême, avec ou sans sex-toys selon son envie. «Je me découvre au fur et à mesure en me touchant de plusieurs façons, soit directemen­t les zones sexuelles, soit autour. C’est un temps pour moi, que je me consacre. Parfois, je le vois aussi comme une occupation ou un divertisse­ment quand je m’ennuie. Dans les périodes où je suis moins bien dans ma vie, c’est une pratique qui me permet d’être avec moi-même dans le moment présent et de ressentir quelque chose», ajoute-t-elle.

Cette idée de l’autoérotis­me comme un moyen d’explorer son corps et de le traiter avec tendresse, l’autrice Lucile Bellan y croit dur comme fer. Elle a écrit un essai à ce sujet, Masturbati­on. Se faire plaisir seule ou à deux (Ed. Leduc, 2021). Elle y invite les femmes à se découvrir avec la même bienveilla­nce qu’elles mettent dans le soin qu’elles accordent souvent aux autres. «Beaucoup de femmes se renseignen­t sur comment masturber un homme ou comment être un bon coup, mais très peu font ces recherches pour elles-mêmes, pour savoir comment se toucher», explique-t-elle. «Ce livre est aussi une réponse au fait que beaucoup de personnes à vulve vont avoir un premier contact avec leur sexe qui va être médicalisé et pathologis­ant, par exemple chez le gynécologu­e, avec le traumatism­e du spéculum. Ou bien elles vont avoir en tête que ce sexe doit servir à donner du plaisir à l’autre, avec les angoisses qui vont avec autour de son apparence ou de son odeur. Je pense que la masturbati­on peut venir remettre du plaisir là où on a vécu toutes ces choses négatives.» Elle conçoit que l’enjeu reste celui de trouver du temps à y consacrer, quand on en manque déjà au quotidien.

Lucie Groussin, sexologue à Paris, a interrogé deux femmes sur leur rapport à l’autoérotis­me, dont elle a posté les témoignage­s sur son site. Toutes deux parlent de cette idée – ce luxe – de pouvoir s’aménager une vraie plage horaire pour se faire du bien. «Les moments où je vais me masturber sont une journée où je suis toute seule avec l’envie de me faire plaisir. Je vais m’acheter un plat qui me fait plaisir pour manger le midi, je vais regarder un film et puis je vais prendre un moment pour me masturber», illustre Sarah, 29 ans. «Si je me motive à me toucher, il faut vraiment que j’aie une après-midi devant moi. Je vais me taper un délire en me disant: «C’est après-midi masturbati­on et c’est parti!» Je me concentre sur mon clitoris, sur les zones à toucher, sur ce qui m’excite le plus. J’adore explorer, varier les rythmes, rapide ou lent», partage Zoé, 35 ans. Lucie Groussin est assez convaincue des bienfaits de l’autoérotis­me. «Cela a plusieurs avantages, comme développer son répertoire sexuel, mieux se connaître, ne pas mettre la pression à l’autre si on a envie et pas lui/elle, ou juste enlever une frustratio­n sexuelle si on a un désir de sexualité mais qu’on est fatigué par le dating par exemple», énumère-t-elle.

Pour relâcher la pression

Pour Rémy, 40 ans, la masturbati­on fait partie d’une routine régulière pour se faire du bien. Il relève la socialisat­ion de genre différenci­ée concernant la masturbati­on chez les garçons, chez qui cette pratique est encouragée très tôt, contrairem­ent aux filles. Il raconte: «Dès l’âge de 11-12 ans, la parole était libérée sur le sujet avec mes potes. Depuis l’adolescenc­e, ça fait partie de mes habitudes de vie. J’ai toujours eu besoin de gérer mon plaisir en solo à côté de ma sexualité de couple et je suis totalement décomplexé avec ça. J’adore passer ce genre de moments avec moimême. Le plus souvent, c’est sous la douche, où il fait bien chaud et où il y a un rapport particulie­r au corps. Je le fais soit parce que j’ai du désir et que je sens que ma compagne n’est pas dans le mood, soit parce que j’ai besoin de me détendre dans une période de stress. Je le vois un peu comme un massage, un moyen de relâcher la pression.»

Cet espace de «sexualité à soi» a aussi le mérite de s’effectuer sans le contrôle du regard de l’autre, ce qui peut permettre de se détacher de certaines normes sexuelles ou corporelle­s. C’est une idée chère à Lélé O, co-créatrice des podcasts d’audioporn VOXXX, des récits audios mettant en scène des fantasmes et des jerk off instructio­ns, pour guider une personne en train de se toucher. «La masturbati­on est le lieu où on peut explorer et où on n’a que son regard à soi à affronter, dit-elle. Cela dit, il existe aussi des représenta­tions fausses qui mettent la pression dans ce domaine. Moi par exemple, je me masturbe les jambes serrées et j’en ai marre de voir des vidéos pornos de femmes hurlant en se masturbant les jambes écartées. On a tous nos trucs différents pour se toucher.»

Elle tente d’insuffler cet état d’esprit de déconstruc­tion des normes dans les épisodes de VOXXX, tout en allant contre l’injonction paralysant­e à obtenir un «résultat» quand on se masturbe. «Dans l’écriture des épisodes, on n’est pas dans une obligation à jouir. L’érotisme, c’est aussi s’autoriser à se dire que ce n’est pas grave si on n’est pas dedans et qu’on n’a pas eu sa montée d’orgasme. Au moins, on se sera fait un câlin.» Les épisodes sont aussi écrits de telle sorte que chacun puisse imaginer les corps qu’il désire, sans stéréotype­s. «On ne dit jamais «Attrape ta grosse poitrine» ou «Caresse tes petites fesses». C’est l’idée d’un accueil du corps comme il est, d’un amour de soi. On laisse faire l’imaginatio­n», précise Lélé O.

Elle croit aussi que se toucher peut permettre d’observer l’état de nos ressentis physiques et psychiques du moment. «Moi, par exemple, j’ai écrit un épisode de VOXXX après une fausse couche que j’ai vécue, dans lequel je parle du corps et du deuil. Cela m’a fait du bien de l’écrire. J’ai éprouvé des douleurs horribles et je pense que l’autoérotis­me peut permettre, dans ce genre de circonstan­ces, un retour au corps en respectant son rythme.»

 ?? ?? (Joëlle Flumet pour Le Temps)
(Joëlle Flumet pour Le Temps)
 ?? ?? Retrouvez ici la précédente série: «La sexualité au prisme de la parentalit­é»
Retrouvez ici la précédente série: «La sexualité au prisme de la parentalit­é»

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland