Le Temps

Notre dessinateu­r fait merveille au théâtre dans «Chappatte en scène – le spectacle dessiné». Dans les coulisses, il lève le rideau sur les figures qui l’escortent

- Alexandre Demidoff X @alexandred­mdff

Honoré Daumier est son totem. Arthur Rimbaud, un grand frère de rêve avec qui descendre des fleuves impassible­s. Berlin, la ville où il a cru que l’histoire pouvait se terminer en beauté. C’est le printemps et Patrick Chappatte fait tourner la mappemonde de ses admiration­s dans la cuisine de son atelier à Genève, dans le quartier des Pâquis. Depuis janvier, notre dessinateu­r se raconte sur les planches dans Chappatte en scène – le spectacle dessiné, autoportra­it drôle et distingué, plaidoyer aussi pour la liberté de la presse.

Le public a pour lui les yeux de Chimène, comme on dit dans Le Cid de Corneille. Un amour enchanteur. A preuve: les 18 représenta­tions au Théâtre Boulimie à Lausanne se sont jouées à guichets fermés. Et la suite, ce printemps – au Locle, Yverdon, Genève et Pully – est du même acabit. Triomphe digne d’un Rodrigue du stand-up. Ce qu’il n’est pas, jure-t-il. «J’ai pris un mois sabbatique pour écrire un spectacle d’humour, avec punchlines, mots d’esprit, galipettes spirituell­es. Ce n’était pas moi. J’ai tout bazardé.»

La bonne nouvelle, c’est qu’un bouquet de dates s’est ajouté pour l’automne (voir ci-dessous). Patrick Chappatte accueille l’aubaine avec cette malice à la Félix le Chat qui est la sienne face à tout phénomène. Tout l’écorche, tout le brûle, mais il s’efforce au flegme. La satire nécessite distance, promptitud­e et sûreté du trait. Chappatte est ce matou-là, dont la patte griffe les puissants, leur cuistrerie, les aberration­s des systèmes.

Cet homme est pressé au fond, mais il maîtrise ses horloges. Il publie son premier dessin à 17 ans dans le quotidien La Suisse. Depuis, pas un jour sans que la prose du monde ne trouve sa forme et ses personnage­s sous son crayon. Chappatte est ainsi, en retrait et en première ligne à la fois, pour des titres aujourd’hui aussi divers que Le Canard enchaîné, la NZZ am Sonntag et The Boston Globe. Dans sa cuisine, tandis que Billie Holiday susurre une confidence, on pagaye sur le fleuve de ses vies, en suivant la voie de ses étoiles.

Arthur Rimbaud, un frère de cavale

«L’adolescenc­e est ce moment où on a des éblouissem­ents artistique­s qui deviennent des obsessions amoureuses. J’avais 16 ans et j’ai lu Le Bateau ivre d’Arthur Rimbaud. J’avais le même âge que lui quand il a écrit ce poème halluciné. J’étais subjugué par ce qu’il ouvrait comme territoire et je l’ai appris par coeur. Pendant mon service militaire, je me le récitais pour supporter les corvées et les marches. Par la suite, je me suis efforcé de le désapprend­re, dans l’espoir de retrouver le choc de la première fois.

Dans la même période, j’ai été marqué par l’écrivain Julien Gracq. J’ai lu Le Rivage des Syrtes, ce récit où un jeune héros prénommé Aldo est envoyé dans une forteresse au bord de la mer des Syrtes. Il est chargé d’y observer le Farghestan, pays ennemi depuis des siècles. Mais plus que l’histoire, c’est le style de Gracq qui me captive. Chez lui comme chez Rimbaud, il y a une écriture qui infuse dans les veines, dans le cerveau, une musique qui vous prend et vous surprend sans cesse.»

Honoré Daumier, le héraut de la liberté

«Toute son histoire m’émeut. Honoré Daumier dessine dans un contexte où la censure est terrifiant­e. Quand il représente, en 1832, Louis-Philippe en Gargantua, il est condamné à 6 mois de prison. Il professe l’impertinen­ce contre les puissants et il paie ce courage très cher. Son exemple souligne que le dessin et la liberté de la presse sont liés de manière congénital­e.

J’admire bien sûr la virtuosité de son trait. De manière générale, j’adore le dessin des peintres où une oeuvre s’ébauche et se rêve, où une technique s’éprouve. J’aurais aimé être un élève dans l’un de ces ateliers, assimiler des outils, maîtriser la peinture à huile. Mais je suis un autodidact­e. J’ai commencé à dessiner, enfant, dans mes cahiers. J’ai fait ensuite des petits journaux où j’illustrais les matchs de foot du week-end et où je chroniquai­s la vie de «Pudigenève»! Je n’ai pas arrêté. J’ai l’idéal de l’artisan, j’aime que le travail soit précis. Je continue d’être horloger, comme mon père.»

Pat Oliphant, le virtuose australien

«Pat Oliphant, 88 ans aujourd’hui, est un incroyable dessinateu­r de presse, dans la filiation de Daumier. Il est né en Australie et a dessiné pendant des décennies la vie politique américaine. Son style me parle: il concilie la dextérité du dessin académique, des volumes, de la compositio­n, avec un esprit européen, c’est-à-dire un usage du deuxième degré, un humour décalé. Les Américains sont en principe un peu linéaires, adeptes de l’exagératio­n. Les Français, eux, ont une approche verbale du dessin, tournée vers la chute, mais plus relâchée dans le trait. Je cherche pour ma part à concilier «le bien dessiné» d’un Oliphant et cette veine européenne. C’est ce que je réussis peut-être, tout en étant toujours un peu frustré. J’ai deux heures pour dessiner. Remarquez que si j’en avais quatre, j’y mettrais sans doute beaucoup trop de traits… et je gâcherais mon dessin.»*

Chris Ware, le génie de la minutie

«J’admire ce bédéaste américain dont les récits se déploient sur un temps long, dans lesquels les émotions sont décrites avec une minutie poignante. J’aime ce qui est précis, le bel ouvrage. Je suis plus ému par l’artisanat, la capacité de créer des univers soignés dans le moindre détail que par les envolées intellectu­elles.»

Berlin, le chant de l’Histoire

«Cela peut paraître curieux de distinguer une ville dans une constellat­ion intime. Mais Berlin a hanté mon adolescenc­e. J’y suis allé cinq fois dans cette période et j’étais fasciné par cette séparation des blocs qu’on sentait si fort quand on passait de Berlin-Ouest à Berlin-Est. Quand le Mur est tombé, dans la nuit du 9 novembre, j’étais en larmes. J’étais tellement bouleversé que je n’étais pas sûr de pouvoir dessiner cet événement qui avait si longtemps été inconcevab­le. Le dessin est pourtant paru le lendemain dans La Suisse. Cet automne-là a représenté un immense espoir. On a espéré, sans y croire tout à fait, la fin de l’histoire, une fin heureuse, où il n’y aurait plus de guerre larvée. Trente-cinq ans plus tard, on ne peut que constater la dégringola­de.»

Rémy Chappatte, l’horloger bourlingue­ur

«Il est né dans le Jura et s’est formé au métier d’horloger. Rémy a choisi ce métier parce qu’il voulait voyager. Il est parti au Liban où il a rencontré ma mère, Jeannette. Ils ont habité ensuite au Pakistan où je suis né, puis à Singapour. Au bout de dix ans exactement, il a considéré qu’il pouvait retourner au pays. C’était un Suisse aventurier et organisé. Il m’a transmis le goût du large. L’ailleurs ne m’a jamais fait peur. Il m’a semblé ainsi naturel d’aller travailler à New York.

Rémy était mélomane, il avait un amour fou pour le pianiste Dinu Lipatti. Il a fait des voyages avec l’OSR. Il était fils d’ouvrier et n’a pas eu d’éducation musicale. Qu’il soit devenu, en autodidact­e, cet amateur si éclairé, si fervent, je trouve ça magnifique.»

Jeannette, une mère libanaise

«Je commence mon spectacle avec elle, Jeannette, qui venait d’une famille chrétienne du sud du Liban. Une mère libanaise, c’est comme une mère juive, pire même! Elle était protectric­e au possible. Je me souviens des assiettes de raisin qu’elle préparait pour moi quand j’étais petit: elle enlevait la peau et les pépins! Nous sommes trois frères et j’étais le plus jeune. Mes aînés faisaient du sport, moi je restais dans ses jupes. Ça explique sans doute que je sois devenu dessinateu­r. Et pourtant personne ne dessinait chez moi!»

«Chappatte en scène – le spectacle dessiné». Les représenta­tions du printemps sont complètes, mais de nouvelles dates se sont ajoutées. Rolle, Casino-Théâtre, les 12 et 13 septembre; Octogone de Pully, les 21, 22 et 23 novembre; Genève, Bâtiment des forces motrices, les 18 et 19 décembre. Infos et réservatio­ns: www.chappatte.com

«Une mère libanaise, c’est comme une mère juive, pire même! Je me souviens des assiettes de raisin qu’elle préparait quand j’étais petit: elle enlevait la peau et les pépins!»

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(Olivier Dangla pour Le Temps)

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