Tenir parole pour les victimes de crimes de masse
L’actualité est intense ce mois-ci dans le domaine du droit international, et en Suisse également, avec le renvoi en jugement devant le Tribunal pénal fédéral de l’ancien vice-président de la Syrie, Rifaat al-Assad, pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité. Il est reproché au prévenu d’avoir, en février 1982, ordonné notamment des meurtres, des actes de torture, des traitements cruels dans le cadre de l’attaque généralisée lancée contre la population de la ville de Hama. Rifaat al-Assad a aujourd’hui bientôt 87 ans et se trouve en Syrie. Il sera intéressant de voir s’il se rend en Suisse pour son procès.
Des développements juridiques récents se sont aussi produits, tant en lien avec la guerre entre Israël et le Hamas qu’avec le conflit entre l’Ukraine et la Russie. En ce qui concerne le conflit au Proche-Orient, le Nicaragua a introduit le 1er mars devant la Cour internationale de justice (CIJ) une instance contre la République fédérale d’Allemagne, lui reprochant de fournir un appui politique, financier et militaire à Israël et de cesser également de financer l’office des Nations unies pour les réfugiés de Palestine (UNRWA). Le 6 mars, l’Afrique du Sud a saisi une nouvelle fois la CIJ pour qu’elle ordonne de nouvelles mesures provisoires contre Israël, sans même organiser d’audience «au vu de l’extrême urgence de la situation». Enfin, le 11 mars, un avocat anglais, Andrew Cayley, a été nommé par le Bureau du procureur de la Cour pénale internationale (CPI) pour superviser les enquêtes sur la situation ouverte devant la CPI sur la Palestine.
Sur la situation en Ukraine, un an environ après l’inculpation pour crimes de guerre de Vladimir Poutine, la CPI a émis des mandats d’arrêt pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité contre le chef de l’aviation stratégique russe, le lieutenant-général Sergueï Kobylach, et le chef de la flotte russe en mer Noire, l’amiral Viktor Sokolov. Ce qui est dans la ligne de mire de la CPI, ce sont les attaques russes contre les biens et les infrastructures et autres actes inhumains en Ukraine, soit des frappes sur des objets civils qui ne sont pas des cibles militaires (hôpitaux, écoles). Et aussi des attaques visant des objectifs militaires, qui causent des dommages collatéraux excessifs et des pertes civiles.
Par ailleurs la nouvelle judiciaire la plus détonante de ces dernières semaines est venue d’une procédure emblématique devant la CPI, celle diligentée contre Dominic Ongwen, l’ancien commandant ougandais de l’Armée de résistance du Seigneur (LRA), l’un des plus brutaux groupes rebelles de l’histoire africaine contemporaine. Ce dernier avait luimême été enlevé très jeune et utilisé pendant des années comme enfant soldat par le LRA. Le procès, très médiatisé, avait donc tourné autour de la question du degré de responsabilité d’un commandant LRA pour les nombreuses atrocités qu’il avait commises, et de la prépondérance sur sa peine de son passé d’enfant soldat. Dominic Ongwen fut reconnu coupable en février 2021 de 61 crimes qualifiés comme crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis dans le nord de l’Ouganda entre 2002 et 2005. Les juges de la CPI déclarèrent prendre en compte le passé d’enfant soldat de Dominic Ongwen et le condamnèrent en mai 2021 à 25 ans de prison. Ces décisions furent ensuite confirmées en décembre 2022 par la Chambre d’appel de la CPI et Dominic Ongwen fut transféré en Norvège pour purger sa peine.
Or, le 28 février 2024, les trois juges de la CPI ont rendu en audience publique une décision extrêmement attendue, la décision de réparations qui fixe la responsabilité financière de Dominic Ongwen pour les crimes dont il a été reconnu coupable. Dans cette décision, les juges ont estimé le nombre de personnes qui seraient éligibles pour recevoir des réparations financières à 49 772 victimes directes et indirectes. Les victimes directes de Dominic Ongwen sont celles des attaques menées par ce dernier et ses hommes du LRA, ainsi que les enfants soldats utilisés par Dominic Ongwen et les nombreuses victimes de violences sexuelles établies dans le dossier, dont des victimes d’esclavage sexuel et de grossesses forcées. Par ailleurs, les victimes indirectes sont notamment les enfants nés à la suite à ces violences sexuelles, les enfants des victimes directes et les communautés dont les victimes sont issues.
Les juges ont annoncé une somme symbolique de 750 euros par victime soit plus de 37 millions d’euros. Ils ont ajouté une somme de 15 millions d’euros pour des mesures collectives de réhabilitation des communautés affectées et 100 000 euros pour des mémoriaux et des cérémonies, soit un total de plus de 52 millions d’euros. Dominic Ongwen étant indigent, les juges ont déterminé que le Fonds de réparation des victimes (FRV) de la CPI devrait fournir dans toute la mesure du possible les sommes nécessaires et s’engager par ailleurs dans de la recherche de fonds pour arriver à la totalité de la somme ordonnée. Il a été aussi décidé que le FRV devait soumettre à la Chambre, pour son approbation d’ici au 3 septembre 2024, un plan pour la mise en oeuvre de ces réparations. Cette décision d’allouer plus de 52 millions d’euros en réparation dans le dossier Ongwen est sans précédent. La dernière décision de réparation annoncée en août 2012 dans la procédure contre le commandant de la République démocratique du Congo, Thomas Lubanga Dyilo, avait été fixée à moins de 10 millions d’euros. Cette nouvelle décision va donc faire «sauter la banque» de la CPI puisqu’il ne semble pas que le FRV dispose actuellement de sommes pareilles.
Des centaines de victimes de Dominic Ongwen s’étaient rassemblées à Gulu, dans le nord de l’Ouganda, pour suivre en direct cette décision sur des écrans mis à disposition par la CPI. Cette décision a donc fait naître des attentes légitimes, d’où la responsabilité de la CPI de se montrer à la hauteur de ces attentes.
Un autre développement récent, dans une procédure à laquelle j’ai eu la chance de participer comme avocat, souligne la complexité des efforts d’indemnité des victimes de crimes de masse. Et aussi la façon dont les victimes ressentent le retard ou le non-versement des sommes allouées par la justice internationale.
A la fin du mois de février 2024, il a été reporté dans la presse que la présidence tchadienne avait reçu les associations de victimes de l’ancien président Hissène Habré et avait annoncé qu’une enveloppe de 10 milliards de francs CFA ou environ 15 millions d’euros était allouée pour dédommager les victimes. Or, cette annonce intervient presque sept ans après que la Chambre d’appel des Chambres africaines extraordinaires (CAE) qui jugeait Hissène Habré à Dakar pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité a ordonné des réparations à 7396 victimes identifiées. Ce pour un montant total à hauteur d’environ 130 millions de dollars, huit fois plus que le montant annoncé par le pouvoir tchadien en février.
Hissène Habré est mort en détention en septembre 2021, mais aucune indemnité n’avait encore été versée aux victimes, provoquant la frustration et la colère de nombreuses d’entre elles vivant dans des conditions très difficiles au Tchad, certaines étant décédées depuis 2017. Ainsi, la façon dont les autorités tchadiennes et celles de la CPI agiront à la suite de ces dernières annonces sera scrutée avec beaucoup d’attention cette année, et pas seulement par les victimes tchadiennes et ougandaises concernées. Il en va en effet de la crédibilité de la justice internationale dans son ensemble de ne pas faire miroiter après des années de procédure des compensations aux victimes de crimes de masse par des décisions de justice, sans pouvoir s’assurer ensuite que ces montants leur seront en effet versés. ■
La décision de la CPI d’indemniser les victimes de Dominic Ongwen à hauteur de 52 millions d’euros est sans précédent