Les semaines où Washington a craint une frappe nucléaire russe contre l’Ukraine
Vladimir Poutine brandit une nouvelle fois ses armes nucléaires. En 2022, les Etats-Unis redoutaient que le Kremlin ne passe à l’acte en Ukraine, selon le livre du journaliste de CNN Jim Sciutto
La Russie est «prête» à une guerre nucléaire contre l’Occident, prévenait encore Vladimir Poutine mercredi, à quelques jours de la présidentielle russe. Depuis l’invasion de l’Ukraine, il y a deux ans et demi, les menaces atomiques de Moscou sont récurrentes. Pourtant, durant plusieurs «semaines effrayantes entre la fin de l’été et le début de l’automne 2022», l’administration Biden s’est préparée à ce que le Kremlin passe à l’acte, décrit le journaliste de CNN Jim Sciutto, dans un livre paru le 12 mars (The Return of Great Powers, Ed. Dutton) et qui met en garde contre une confrontation des Etats-Unis avec la Russie mais aussi la Chine.
Ce spécialiste des questions de sécurité depuis plus de dix ans pour la chaîne de télévision avait aussi été de l’autre côté du miroir, travaillant pour l’ambassade américaine à Pékin entre 2011 et 2013. «J’avais accès aux renseignements les plus sensibles. J’ai appris en lisant les rapports sur la sécurité nationale qu’ils ne sont jamais certains à 100%», écrit-il. Se basant sur des images satellites des troupes russes massées à la frontière, les Etats-Unis avaient anticipé l’invasion de l’Ukraine, contrairement aux armes de destruction massives imaginaires qui avaient justifié la conquête de l’Irak près de vingt ans plus tôt.
«Un risque sans précédent»
«Ce n’est jamais une analyse noire ou blanche, a confié au journaliste un haut responsable de l’administration Biden. Mais le risque semblait grimper à un niveau sans précédent.» Les Etats-Unis redoutaient l’utilisation d’une bombe nucléaire tactique ou «nuke» en anglais. A la fin de l’été 2022, les troupes russes avaient subi une déroute dans la région de Kharkiv. A l’automne, l’armée ukrainienne poursuivait l’offensive au sud, vers Kherson, seule capitale régionale conquise par Moscou depuis le début de l’invasion, où des dizaines de milliers de soldats russes étaient en mauvaise posture. Si l’armée ukrainienne avait continué d’avancer en direction de la Crimée annexée en 2014, relate Jim Sciutto, Washington redoutait que Vladimir Poutine «ordonne une frappe nucléaire pour endiguer le recul russe et inverser la tendance».
Les «nukes» sont petites et difficilement détectables. «Nous n’aurions pas nécessairement su qu’elles allaient être utilisées», selon l’un des responsables américains cités dans l’ouvrage.
Toujours selon Jim Sciutto, l’inquiétude de Washington ne se basait pas seulement sur une analyse de la situation militaire en Ukraine mais aussi sur l’interception de communications montrant que des responsables russes discutaient de l’utilisation d’une bombe nucléaire. Cela aurait été une première depuis les bombardements américains d’Hiroshima et Nagasaki, au Japon, en 1945. Certains pays européens partageaient alors cette crainte. Autre élément inquiétant, Moscou accusait les Ukrainiens de vouloir recourir à une «bombe sale» contenant des déchets radioactifs, une allégation vue par les Occidentaux comme une manière de brouiller les pistes. A lire Jim Sciutto, Washington et ses alliés ont prévenu Moscou qu’une frappe nucléaire déclencherait des représailles des pays de l’OTAN directement contre l’armée russe. La Chine et l’Inde auraient également été mises à contribution afin qu’elles dissuadent Moscou de commettre l’irréparable.
«Un chantage très efficace»
«Personne ne peut savoir si les Russes étaient réellement prêts à passer à l’acte ou s’ils bluffaient pour intimider l’Ukraine et ses alliés», tempère toutefois John Erath, directeur du Centre de politique de contrôle des armements, un think tank basé à Washington, qui met en garde sur les dangers du développement des armes atomiques. «Le niveau de menace nucléaire est inacceptable depuis deux ans et demi, observe-t-il. Et le chantage russe est très efficace pour limiter le soutien des pays occidentaux à l’Ukraine. A l’instar de l’Allemagne, ils sont très prudents, afin d’éviter toute escalade avec une puissance atomique.» La doctrine nucléaire russe prévoit une utilisation de ces armes en cas de menace contre le territoire russe. L’ambiguïté est de savoir si cela s’applique aux régions annexées par Moscou en Ukraine. Les Occidentaux craignaient de tester cette limite dans la région de Kherson, selon Jim Sciutto. La ville a finalement été reprise par l’armée ukrainienne en novembre 2022. Mais la contre-offensive s’est ensuite brisée sur les défenses russes de l’autre côté du fleuve Dniepr. Les Ukrainiens sont désormais sur la défensive sur tout le front, alors que le soutien militaire occidental s’essouffle.
Vladimir Poutine était interrogé mercredi dernier par l’agence de presse officielle RIA Novosti. Dans cette interview, il réitérait ses menaces nucléaires, notamment après les propos du président français Emmanuel Macron n’excluant pas l’envoi de troupes occidentales en Ukraine. Le président russe a-t-il envisagé de recourir à une arme nucléaire tactique après la perte de Kherson? «Non pourquoi?, a-t-il répondu. Mais les armes existent pour être utilisées […] Nous y sommes prêts, si nous parlons de l’existence de l’Etat russe […] de notre souveraineté et de notre indépendance. Tout est écrit dans notre stratégie, nous ne l’avons pas changé.» Quant à la défaite russe à Kherson, le président russe a évoqué un repli en bon ordre pour «éviter des pertes inutiles». Que se serait-il passé si la débâcle militaire n’avait pas été jugulée?■
«Personne ne peut savoir si les Russes étaient réellement prêts à passer à l’acte ou s’ils bluffaient»
JOHN ERATH, DIRECTEUR D'UN THINK TANK AMÉRICAIN SUR L'ARMEMENT