«Le théâtre cubain est en train de perdre sa capacité de provocation»
Après une première rencontre il y a neuf ans, nous nous sommes entretenus à nouveau avec le dramaturge Norge Espinosa Mendoza. Son île a bien changé depuis: si certains domaines se sont améliorés, la situation du monde culturel s’est fortement dégradée, e
XLe rendez-vous a été fixé au Théâtre Adolfo Llaurado, dans le Vedado, le quartier où se croisent les artistes et intellectuels de La Havane. La séance commence à 17h: «Les théâtres ont dû changer l’horaire des représentations à cause des coupures de courant, qui surviennent souvent autour de 19h», soupire le dramaturge et critique de théâtre Norge Espinosa Mendoza. Les transports publics se sont dégradés, faute de bus et d’essence pour les faire rouler.
Il y a bientôt dix ans, Le Temps avait rencontré le dramaturge, déjà une figure centrale du monde culturel de l’île, dans un Cuba encore fortement marqué par l’homme fort de la révolution socialiste de 1959, Fidel Castro (1926-2016). Norge Espinosa Mendoza soutenait alors que les artistes pouvaient «avoir l’ambition de changer les choses de façon substantielle». Le ton du quinquagénaire, qui vit à présent entre le Mexique et Cuba, est toujours combatif. S’il continue de croire au rôle du théâtre, c’est, de son propre aveu, parce que cela fait partie de «l’utopie dans laquelle [il a] été éduqué, qui [lui] a inculqué cette idée que l’artiste, par sa seule présence, est capable de créer de nouvelles perspectives qui permettent de changer les choses».
Une débandade massive
Sur la scène du Théâtre Adolfo, la pièce, Mar nuestro (1997), un texte d’Alberto Pedro décrit la traversée de trois Cubaines vers les Etats-Unis à bord d’un radeau de fortune. Les comédiennes incarnent la migration, parlent de racisme et d’inégalités: des thèmes d’une actualité frappante, alors que l’île connaît le plus grand exode de son histoire, avec près d’un demi-million de Cubains ayant fui vers les EtatsUnis au cours des deux dernières années.
Cette débandade massive plombe la société cubaine, et n’épargne pas le monde des lettres: «Si le rôle du théâtre doit être de représenter les choses qui sont dans la réalité cubaine, il ne peut pas aujourd’hui faire l’impasse sur les choses qui ne font pas, ou plus, partie de cette société. Et ça commence par les gens: il n’y a plus personne», relève Norge Espinosa Mendoza. Le dramaturge a pu s’en rendre compte lorsqu’il a essayé de monter une adaptation de La zapatera prodigiosa, de l’espagnol Federico Garcia Lorca. «La mise en scène comptait 18 acteurs et actrices. Chaque soir, il fallait appeler le théâtre pour vérifier que tout le monde était là: d’une semaine à l’autre, deux ou trois comédiens pouvaient avoir quitté l’île.» A la fin de la série de représentations, il ne restait plus que «six ou sept» des comédiens initiaux.
Le gouvernement continue de soutenir la création artistique et de financer une bonne partie de la production nationale, mais il lui est difficile de continuer à protéger le secteur quand tout le reste de la société s’effondre. «On ne peut pas savoir ce qui est créé dans les provinces, parce qu’on n’a pas assez d’essence pour aller voir une pièce en dehors de La Havane», déplore Norge Espinosa Mendoza.
Beaucoup de Cubains comparent la crise que traverse le pays, dont l’économie a été durement frappée par la pandémie et le nouveau flot de sanctions décidées par l’administration de Donald Trump, aux pires heures du «periodo especial», les années noires qui ont suivi la chute du bloc soviétique, à partir de 1991. Et, à première vue, on pourrait avoir l’impression que le pays est toujours empêtré dans les mêmes problématiques, jonglant d’une coupure d’électricité à une coupure d’eau en essayant de faire tenir une industrie chancelante. Ce serait une impression trompeuse: ces dix années ont été riches en changements. A l’époque, le dramaturge, militant de longue date pour la cause LGBT, se félicitait de la tenue d’une Gay Pride dans les rues de La Havane. Depuis, c’est cette communauté qui est devenue le fer de lance d’un bref mais explosif mouvement de contestation sociale, qui a abouti aux manifestations du 11 juillet 2021. «La représentation dans le théâtre comme dans l’espace public du sujet homosexuel, transsexuel, de la prostitution est aujourd’hui un territoire gagné», se félicite l’écrivain.
Cette évolution est d’autant plus importante que le théâtre cubain a longtemps travaillé le sujet de la famille et de sa rupture lors du processus révolutionnaire. Ce n’est que plus tard que «la recherche de vérité» est devenue le centre des préoccupations: une volonté de faire la lumière sur la Révolution et les questions qu’elle a laissées en suspens. «Je me suis rendu à Miami, en Espagne, à Paris, pour interroger des dramaturges et des acteurs et actrices cubains, pour leur poser des questions sur leurs oeuvres, comprendre pourquoi ils avaient été censurés par le gouvernement, retrace Norge Espinosa Mendoza. Ce sont des histoires douloureuses, mais des témoignages importants, qu’il est de notre devoir de recomposer, pièce par pièce.»
«Tant que j’aurai des forces, je reviendrai»
Une chose l’inquiète cependant: conséquence de la censure, de la fuite des talents et du délabrement des infrastructures, «le théâtre cubain est en train de perdre sa capacité à penser en termes de provocations. Rester en retrait, se contenter d’un théâtre descriptif et complaisant, dans le moment historique que nous traversons, ce serait la pire atteinte que l’on puisse faire à notre liberté.» S’il continue de travailler à Cuba, c’est aussi pour y défendre cette verve. «Tant que j’aurai des forces, je reviendrai sur l’île pour y écrire et y faire du théâtre», assure-t-il. Avant de reconnaître, dans un souffle: «Mais je ne sais pas jusqu’à quand ça durera.»
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