De nouvelles normes peu ambitieuses
Le standard dévoilé par l’autorité boursière amércaine repose sur la matérialité simple et n’implique pas de communiquer sur les émissions de scope 3, contrairement à ce qui était initialement prévu. Cela n’a pas empêché des Etats d’attaquer ces nouvelles
Après deux ans de consultation et des prises de position de 24 000 investisseurs, entreprises ou groupes de réflexions, la SEC, l’autorité boursière américaine, a publié le 6 mars une norme pour la transmission d’informations en matière de durabilité. Les grandes entreprises qui doivent déjà fournir des informations au surveillant de la finance américaine seront tenues dès 20252026 de lui transmettre des données concernant l’influence du changement climatique sur leurs affaires. Ces normes comptables, qui ne couvrent que la simple matérialité, sont moins exigeantes que les standards déjà existants, émis par l’ISSB et, côté européen, par l’Efrag.
A l’issue d’un débat public sans précédent pour une telle initiative, les normes de la SEC instaurent un cadre permettant aux entreprises de communiquer avec les investisseurs sur leurs émissions de gaz à effet de serre, les risques que le climat engendre sur leur modèle d’affaires ou leur stratégie de transition vers une économie bas carbone. Les données à transmettre seront homogènes et permettront donc les comparaisons. Dès 2025, les sociétés concernées devront communiquer sur leur exposition aux risques climatiques, puis dès 2026 sur les émissions de gaz à effet de serre également.
En pratique, les entreprises devront décrire l’impact des risques climatiques et si possible fournir un ordre de grandeur, précise Rachel Whittaker, responsable de la recherche sur les investissements durables chez Robeco. Les sociétés devront aussi révéler les changements dans leur processus ou leurs investissements décidés pour limiter ces impacts; toutes ces informations devront figurer dans les communications officielles envoyées à la SEC, pas enterrées dans des sites web ou d’autres publications, précise la spécialiste.
Matérialité simple
Ce standard comptable américain ne s’intéresse qu’à la simple matérialité, également appelée matérialité financière, c’est-àdire l’effet du changement climatique sur la marche d’une entreprise. Cette approche, également privilégiée par les normes comptables durables de l’ISSB publiées en juin 2023, s’oppose à la matérialité double, qui y ajoute l’impact de l’activité d’une entreprise sur l’environnement ou la société. Les normes vertes européennes, dévoilées par l’Efrag en août, relèvent de cette double matérialité.
Une telle option ne serait guère possible aux Etats-Unis, avance Mathilde Dufour, responsable de la recherche en développement durable chez Mirova, une société de gestion française spécialisée dans les investissements «verts»: «Dans le contexte américain, il paraît inenvisageable que le sujet de double matérialité soit abordé, même à moyen terme.» Car lesdonnées sur la durabilité – et celles climatiques en particulier – sont souventcritiquées car perçues comme trop complexes pour être correctement calculées et divulguées. Cette perception est exacerbée sur le marché américain où on observe une polarisation du débat lié à la polarisation du paysage politique.
Les entreprises cotées outre-Atlantique ne seront pas les seules concernées par ces nouvelles exigences de reporting durable. Les sociétés étrangères qui font appel au marché des capitaux américain devront également s’y conformer, mais les plus petites entreprises seront exemptées.
Matérialité évaluée par les entreprises
Il n’est néanmoins pas sûr que toutes les entreprises soumises à cette règle transmettront finalement des données. Les sociétés devront évaluer elles-mêmes si les sujets climatiques sont matériels pour elles, c’est-à-dire si elles constituent des informations indispensables pour les investisseurs. «On pourrait donc théoriquement avoir des entreprises qui ne communiquent pas sur ces questions car elles considèrent qu’elles sont immatérielles pour leurs activités», poursuit Mathilde Dufour. Avec un risque d’abus si des sociétés décident délibérément de sous-estimer ces risques? Peu probable, estime encore la spécialiste française: «Il semble difficile pour une société cotée d’affirmer que le changement climatique et la transition écologique n’ont aucun impact sur elles, en particulier concernant les risques physiques.» Pour elle, «si
«Dans le contexte américain, il est inenvisageable que le sujet de double matérialité soit abordé, même à moyen terme» MATHILDE DUFOUR, MIROVA
l’on se base sur les données scientifiques, qui peut encore croire que le réchauffement climatique n’a aucun impact sur une entreprise de l’agroalimentaire ou du secteur de la santé quand une grande partie de leurs matières premières reposent sur les écosystèmes»?
Ces exigences s’ajoutent à celles en place au niveau de certains Etats américains. La Californie, par exemple, a aussi approuvé des règles obligeant quelque 3500 entreprises à transmettre des données sur leurs risques climatiques et leurs émissions de CO2 de scope 1 (issues de leur consommation de combustibles fossiles), 2 (résultant de l’électricité qu’elles consomment) et 3 (émises par leurs fournisseurs et par l’utilisation de leurs produits ou services, leur transport etc.).
Victoire des lobbyistes
Les émissions de scope 3, qui peuvent représenter jusqu’à 75% des émissions totales d’une entreprise, selon un rapport du CDP (une organisation spécialisée dans le durable), ne sont en revanche pas exigées par les normes de la SEC, contrairement à ce qui était prévu dans le projet initial. Cette disposition a été abandonnée sous la pression des lobbyistes (en particuliers républicains) et du monde de l’économie (Chambre de commerce américaine), souligne Corporate Knights, un média spécialisé dans le durable, dont le magazine est distribué par le Wall Street Journal ou le Washington Post. Le projet de la SEC prévoyait également que les entreprises communiquent leurs émissions de scope 1 et 2, qu’elles soient matérielles ou pas.
Même si les règles définitives «laissent une marge de manoeuvre assez importante aux entreprises», elles induiront «un travail considérable pour toute entreprise qui n’a jamais abordé ce sujet auparavant, en fonction du secteur», relève encore Rachel Whittaker, de Robeco.
«On constate donc un double décalage, à la fois avec les normes européennes de l’Efrag et avec celles de l’ISSB, qui ont gardé le scope 3, reprend Mathilde Dufour, de Mirova. Les normes américaines sont donc moins ambitieuses car, hormis pour la production de ciment, d’acier et d’électricité, le scope 3 représente la large majorité des émissions de tous les autres secteurs. C’est sans doute le signe d’un vrai manque d’information.»
Les républicains contre-attaquent
Selon notre interlocutrice, le retrait du scope 3 de la règle final a probablement été le résultat d’un calcul: «Vu le risque élevé que cette réglementation soit contestée devant la justice, il a apparemment été choisi d’avoir une règle un peu moins ambitieuse, limitée aux scopes 1 et 2, mais qui prêterait moins le flanc aux attaques, car les méthodologies sur le scope 3 sont encore perçues comme un peu floues. C’est cependant déjà une avancée pour le marchéaméricain.»
Cette prudence n’a pas empêché dix Etats américains dirigés par des élus républicains de lancer une offensive juridique contre les normes de la SEC, accusée d’utiliser ces exigences de transparence pour imposer un changement social. Si cette attaque l’emportait, la SEC pourrait ne plus être autorisée à légiférer sur ces sujets. ■