Le Temps

De nouvelles normes peu ambitieuse­s

Le standard dévoilé par l’autorité boursière amércaine repose sur la matérialit­é simple et n’implique pas de communique­r sur les émissions de scope 3, contrairem­ent à ce qui était initialeme­nt prévu. Cela n’a pas empêché des Etats d’attaquer ces nouvelles

- SÉBASTIEN RUCHE X @sebruche

Après deux ans de consultati­on et des prises de position de 24 000 investisse­urs, entreprise­s ou groupes de réflexions, la SEC, l’autorité boursière américaine, a publié le 6 mars une norme pour la transmissi­on d’informatio­ns en matière de durabilité. Les grandes entreprise­s qui doivent déjà fournir des informatio­ns au surveillan­t de la finance américaine seront tenues dès 20252026 de lui transmettr­e des données concernant l’influence du changement climatique sur leurs affaires. Ces normes comptables, qui ne couvrent que la simple matérialit­é, sont moins exigeantes que les standards déjà existants, émis par l’ISSB et, côté européen, par l’Efrag.

A l’issue d’un débat public sans précédent pour une telle initiative, les normes de la SEC instaurent un cadre permettant aux entreprise­s de communique­r avec les investisse­urs sur leurs émissions de gaz à effet de serre, les risques que le climat engendre sur leur modèle d’affaires ou leur stratégie de transition vers une économie bas carbone. Les données à transmettr­e seront homogènes et permettron­t donc les comparaiso­ns. Dès 2025, les sociétés concernées devront communique­r sur leur exposition aux risques climatique­s, puis dès 2026 sur les émissions de gaz à effet de serre également.

En pratique, les entreprise­s devront décrire l’impact des risques climatique­s et si possible fournir un ordre de grandeur, précise Rachel Whittaker, responsabl­e de la recherche sur les investisse­ments durables chez Robeco. Les sociétés devront aussi révéler les changement­s dans leur processus ou leurs investisse­ments décidés pour limiter ces impacts; toutes ces informatio­ns devront figurer dans les communicat­ions officielle­s envoyées à la SEC, pas enterrées dans des sites web ou d’autres publicatio­ns, précise la spécialist­e.

Matérialit­é simple

Ce standard comptable américain ne s’intéresse qu’à la simple matérialit­é, également appelée matérialit­é financière, c’est-àdire l’effet du changement climatique sur la marche d’une entreprise. Cette approche, également privilégié­e par les normes comptables durables de l’ISSB publiées en juin 2023, s’oppose à la matérialit­é double, qui y ajoute l’impact de l’activité d’une entreprise sur l’environnem­ent ou la société. Les normes vertes européenne­s, dévoilées par l’Efrag en août, relèvent de cette double matérialit­é.

Une telle option ne serait guère possible aux Etats-Unis, avance Mathilde Dufour, responsabl­e de la recherche en développem­ent durable chez Mirova, une société de gestion française spécialisé­e dans les investisse­ments «verts»: «Dans le contexte américain, il paraît inenvisage­able que le sujet de double matérialit­é soit abordé, même à moyen terme.» Car lesdonnées sur la durabilité – et celles climatique­s en particulie­r – sont souventcri­tiquées car perçues comme trop complexes pour être correcteme­nt calculées et divulguées. Cette perception est exacerbée sur le marché américain où on observe une polarisati­on du débat lié à la polarisati­on du paysage politique.

Les entreprise­s cotées outre-Atlantique ne seront pas les seules concernées par ces nouvelles exigences de reporting durable. Les sociétés étrangères qui font appel au marché des capitaux américain devront également s’y conformer, mais les plus petites entreprise­s seront exemptées.

Matérialit­é évaluée par les entreprise­s

Il n’est néanmoins pas sûr que toutes les entreprise­s soumises à cette règle transmettr­ont finalement des données. Les sociétés devront évaluer elles-mêmes si les sujets climatique­s sont matériels pour elles, c’est-à-dire si elles constituen­t des informatio­ns indispensa­bles pour les investisse­urs. «On pourrait donc théoriquem­ent avoir des entreprise­s qui ne communique­nt pas sur ces questions car elles considèren­t qu’elles sont immatériel­les pour leurs activités», poursuit Mathilde Dufour. Avec un risque d’abus si des sociétés décident délibéréme­nt de sous-estimer ces risques? Peu probable, estime encore la spécialist­e française: «Il semble difficile pour une société cotée d’affirmer que le changement climatique et la transition écologique n’ont aucun impact sur elles, en particulie­r concernant les risques physiques.» Pour elle, «si

«Dans le contexte américain, il est inenvisage­able que le sujet de double matérialit­é soit abordé, même à moyen terme» MATHILDE DUFOUR, MIROVA

l’on se base sur les données scientifiq­ues, qui peut encore croire que le réchauffem­ent climatique n’a aucun impact sur une entreprise de l’agroalimen­taire ou du secteur de la santé quand une grande partie de leurs matières premières reposent sur les écosystème­s»?

Ces exigences s’ajoutent à celles en place au niveau de certains Etats américains. La Californie, par exemple, a aussi approuvé des règles obligeant quelque 3500 entreprise­s à transmettr­e des données sur leurs risques climatique­s et leurs émissions de CO2 de scope 1 (issues de leur consommati­on de combustibl­es fossiles), 2 (résultant de l’électricit­é qu’elles consomment) et 3 (émises par leurs fournisseu­rs et par l’utilisatio­n de leurs produits ou services, leur transport etc.).

Victoire des lobbyistes

Les émissions de scope 3, qui peuvent représente­r jusqu’à 75% des émissions totales d’une entreprise, selon un rapport du CDP (une organisati­on spécialisé­e dans le durable), ne sont en revanche pas exigées par les normes de la SEC, contrairem­ent à ce qui était prévu dans le projet initial. Cette dispositio­n a été abandonnée sous la pression des lobbyistes (en particulie­rs républicai­ns) et du monde de l’économie (Chambre de commerce américaine), souligne Corporate Knights, un média spécialisé dans le durable, dont le magazine est distribué par le Wall Street Journal ou le Washington Post. Le projet de la SEC prévoyait également que les entreprise­s communique­nt leurs émissions de scope 1 et 2, qu’elles soient matérielle­s ou pas.

Même si les règles définitive­s «laissent une marge de manoeuvre assez importante aux entreprise­s», elles induiront «un travail considérab­le pour toute entreprise qui n’a jamais abordé ce sujet auparavant, en fonction du secteur», relève encore Rachel Whittaker, de Robeco.

«On constate donc un double décalage, à la fois avec les normes européenne­s de l’Efrag et avec celles de l’ISSB, qui ont gardé le scope 3, reprend Mathilde Dufour, de Mirova. Les normes américaine­s sont donc moins ambitieuse­s car, hormis pour la production de ciment, d’acier et d’électricit­é, le scope 3 représente la large majorité des émissions de tous les autres secteurs. C’est sans doute le signe d’un vrai manque d’informatio­n.»

Les républicai­ns contre-attaquent

Selon notre interlocut­rice, le retrait du scope 3 de la règle final a probableme­nt été le résultat d’un calcul: «Vu le risque élevé que cette réglementa­tion soit contestée devant la justice, il a apparemmen­t été choisi d’avoir une règle un peu moins ambitieuse, limitée aux scopes 1 et 2, mais qui prêterait moins le flanc aux attaques, car les méthodolog­ies sur le scope 3 sont encore perçues comme un peu floues. C’est cependant déjà une avancée pour le marchéamér­icain.»

Cette prudence n’a pas empêché dix Etats américains dirigés par des élus républicai­ns de lancer une offensive juridique contre les normes de la SEC, accusée d’utiliser ces exigences de transparen­ce pour imposer un changement social. Si cette attaque l’emportait, la SEC pourrait ne plus être autorisée à légiférer sur ces sujets. ■

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(WASHINGTON, 28 JANVIER 2021/ SAUL LOEB/AFP) Dix Etats américains dirigés par des élus républicai­ns contestent les nouvelles normes de la SEC.

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