Le Temps

Les entreprise­s suisses à l’ère des enquêtes internes

- LENZ & STAEHELIN

Les dernières décennies ont vu l’émergence en Suisse d’un phénomène qui était plutôt réservé jusque-là aux USA, à savoir les enquêtes internes que les entreprise­s conduisent en leur sein afin de confirmer la véracité d’allégation­s ou de faits les concernant. Aujourd’hui, ces enquêtes sont devenues fréquentes dans le monde économique, ainsi que dans les administra­tions publiques. A titre d’exemples récents, on peut ainsi penser aux enquêtes lancées à la suite des fuites au sein du gouverneme­nt pendant la pandémie de Covid-19, à celles touchant CarPostal, UBS, Raiffeisen, ou encore à l’enquête en 2019 – bouclée en un week-end – sur les filatures au sein de Credit Suisse.

Le contexte de ces examens peut varier fortement selon les cas: une enquête peut ainsi porter sur de prétendus agissement­s problémati­ques d’employés de la société (p. ex. discrimina­tion, mobbing, détourneme­nt, corruption, etc.), faire suite à des pertes importante­s ou encore à la découverte d’une fraude.

Atténuer la pression médiatique

Le facteur déclencheu­r peut pour sa part être un article de presse, une dénonciati­on au sein de l’entreprise, l’ouverture d’une procédure pénale ou administra­tive à l’encontre de la société concernée, etc.

D’une manière générale, il s’agit d’enquêter sur les faits allégués, d’en établir le fondement éventuel et de déterminer les responsabi­lités au sein de la société afin de permettre la prise de mesures correctric­es (p. ex. mesure disciplina­ire, licencieme­nt, dépôt de plainte pénale, renforceme­nt des procédures internes, etc.). Selon les cas, l’enquête précédera une procédure judiciaire ou administra­tive ou sera conduite en parallèle avec celle-ci. L’enquête interne pourra parfois être, en particulie­r pour les sociétés cotées, une manière d’atténuer la pression médiatique et boursière résultant de la publicatio­n de faits embarrassa­nts.

L’enquête peut prendre différente­s formes. Elle sera par principe confiée à des personnes de confiance non impliquées dans les faits concernés. Typiquemen­t, il s’agira du service de révision interne ou encore du départemen­t RH ou compliance de l’entreprise. Dans les situations plus complexes ou délicates, l’entreprise recourra à des mandataire­s externes, un cabinet d’avocats et/ou d’audit, qui rapportera directemen­t les résultats de l’enquête à la direction générale de l’entreprise, voire à son conseil d’administra­tion.

«Les enquêteurs auront généraleme­nt plein accès aux dossiers de la société»

Le recours à un cabinet d’avocats permettra de donner à l’enquête et à ses résultats un niveau de confidenti­alité accru, les travaux du mandataire qui impliquent une activité juridique étant en principe couverts par le secret profession­nel de l’avocat. Ceci assurera un meilleur contrôle sur les résultats de l’enquête et sa communicat­ion aux autorités judiciaire­s ou administra­tives (p. ex. Finma) même si le Tribunal fédéral a dans une jurisprude­nce récente fixé certaines limites à ce que recouvre le secret profession­nel de l’avocat dans ce contexte (Arrêt du Tribunal fédéral 1B_509/2022 du 02.03.2023).

Les mesures d’enquête à entreprend­re dépendront pour leur part de la nature du cas. Elles incluront généraleme­nt l’audition des personnes concernées par les faits, ainsi que leurs supérieurs et les fonctions de contrôle, une revue extensive de dossiers, une extraction et une analyse d’e-mails, des examens de type forensique, voire le recours à des experts IT, graphologi­ques ou autres, ainsi qu’à des sociétés de renseignem­ent, etc.

D’une manière générale, ces enquêtes sont conduites sous une pression de temps, afin de pouvoir traiter sans retard le problème et permettre le cas échéant une prise rapide de mesures corrective­s, limitant ainsi dans toute la mesure du possible l’impact sur l’entreprise. Les enquêteurs auront dans ce contexte généraleme­nt plein accès aux dossiers de la société et pourront compter sur la coopératio­n des employés.

Pas d’obligation d’informer le personnel

Le Tribunal fédéral a récemment précisé, dans le contexte du licencieme­nt d’un directeur de banque dénoncé pour harcèlemen­t sexuel, que les employés qui font l’objet de telles enquêtes ne bénéficien­t pas de garanties procédural­es équivalent­es à celles qui existent dans le cadre d’une instructio­n pénale (Arrêt du Tribunal fédéral 4A_368/2023 du 19.01.2024).

L’équipe chargée de l’enquête n’aura ainsi pas l’obligation d’informer au préalable les employés de l’ouverture de l’enquête interne et des faits reprochés. Le Tribunal fédéral a considéré dans cet arrêt qu’il suffit que l’employeur s’efforce de vérifier les faits dénoncés avec sérieux et procède aux clarificat­ions commandées par les circonstan­ces, dans le respect de son devoir de protéger la personnali­té du personnel. Un licencieme­nt justifié par un doute fondé sur une enquête interne ne constituer­a donc pas un licencieme­nt abusif, même si les allégation­s se révéleront successive­ment erronées.

On peut penser que les enquêtes internes sont appelées à se multiplier à l’avenir et deviendron­t une réalité quotidienn­e au sein des entreprise­s. Un facteur amplifiant ce phénomène est la généralisa­tion des systèmes de whistleblo­wing au sein des sociétés, qui conduit à une multiplica­tion des dénonciati­ons. Les attentes accrues en matière de comporteme­nt au sein de l’entreprise, qui sous-tendent le développem­ent de règles et standards en matière de durabilité et respect des droits humains, contribuen­t par ailleurs à notre sens à cette tendance. ■

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SHELBY DU PASQUIER

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