Le Temps

Au Théâtre du Crève-Coeur, un dîner théâtral tourne en tragédie domestique

Rompu aux mécaniques comiques, Julien George monte «Crocodiles», première comédie de la Genevoise Fanny Gurunlian. Trop bavard et convenu, le texte laisse froid

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff Crocodiles, Cologny (GE), Théâtre du Crève-Coeur, jusqu’au 31 mars.

XUne comédie bancale peut-elle être sauvée par l’interpréta­tion? C’est la question qu’on se pose devant Crocodiles, au Théâtre du Crève-Coeur à Cologny. Julien George s’empare de la première pièce de la Genevoise Fanny Gurunlian, avocate qui a décidé de se consacrer à l’écriture. Le metteur en scène a l’habitude des mécaniques comiques fines, lui qui s’est souvent emparé avec bonheur des vaudeville­s de Georges Feydeau. Il se peut qu’il ait vu dans cet opus une forme de cousinage avec le répertoire du maître du boulevard. Il lui insuffle les mêmes ingrédient­s, un mélange de nervosité et de haute précision, en vain hélas.

Damné de la sauterie mondaine

Les comédiens David Marchetto, Hélène Hudovernik, Frédéric Landenberg et Mariama Sylla font pourtant tout ce qu’ils peuvent pour galvaniser le propos. Voyez comment ça s’ébranle. Muriel (Hélène Hudovernik) réserve une surprise à son mari François (David Marchetto) qui débarque en trombe et hors d’haleine dans son salon tapissé de roses – un décor de Khaled Khouri. Elle a invité à dîner ce soir les voisins, Elisabeth et Guy, ces pharmacien­s qui ont un garçon si bien élevé. Ils vont débarquer dans un instant. François, qui vient d’avaler cul sec son scotch, a des vapeurs: il se pourrait que ces notables si propres sur eux tombent sur leur garnement et qu’ils en soient retournés.

Un démon que cet enfant? Un activiste en culottes courtes plutôt, sorti de Victor ou les enfants au pouvoir de Roger Vitrac. Il s’est menotté à la rambarde de l’escalier pour protester contre l’obligation qui lui est faite de suivre son cours de violon. Savoureuse, la situation? Oui. Tout comme la figure soudain cramoisie de la toujours remarquabl­e Hélène Hudovernik. La maîtresse de maison, confite dans son complexe d’infériorit­é sociale, donne le change, tandis que son mari suffoque en damné de la sauterie mondaine.

C’est que les Merlin, qui habitent à l’étage supérieur, sont des modèles. Ils viennent d’arriver, justement. Admirez Elisabeth (Mariama Sylla), impeccable, c’est-à-dire aussi implacable dans son pantalon sable et sa chemise de soie, une pub flashante pour une cure de détox. Guy (Frédéric Landenberg), lui, est sur son quant-à-soi, handicapé qu’il est par «un rhume de la cheville», oui, une vilaine entorse. Ils sont pincés. Muriel propose un Spritz. Pas de chance, Elisabeth ne touche plus à l’alcool. Pis, elle ne mange pas de viande. Pis encore, le chenapan hurle dans le couloir.

La mise en bouche est bavarde et jouée à très haut voltage, comme s’il s’agissait de pallier la faiblesse de dialogues distendus

Pourquoi, sur de telles prémices, la satire reste-t-elle si plate? La mise en bouche – jusqu’à l’arrivée des voisins – est bavarde et jouée à très haut voltage, comme s’il s’agissait de pallier la faiblesse de dialogues distendus. La guéguerre entre les deux couples s’épuise elle aussi. Ce genre de confrontat­ion, où les apparences volent en éclats, est un classique de la comédie bourgeoise: il faut beaucoup de délicatess­e – et une once d’empathie pour les personnage­s – pour éviter cette impression fâcheuse qu’on exploite de vieilles ficelles. On ne dira rien de la bascule finale – qui éclaire le titre – histoire de ménager la surprise. Mariama Sylla offre certes une échappée stupéfiant­e, mais la prouesse ne suffit pas. Crocodiles cherche son courant.

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