Le Temps

Pour UBS, une intégratio­n semée d’embûches

- LASSILA KARUTA, ZURICH

Après avoir racheté Credit Suisse le 19 mars 2023, le leader helvétique semble avoir réussi les premières étapes de l’absorption de sa concurrent­e sans faute majeure. Jusqu’à la fin du processus prévue en 2026, les défis à affronter restent nombreux et complexes

Le 19 mars 2023 restera une date sombre pour la place financière suisse. Ce dimanche marquait la fin de l’histoire d’une banque vieille de 167 ans ayant beaucoup contribué au développem­ent économique du pays. Les maux qui l’ont emportée sont nombreux: scandales à répétition, mauvaises stratégies, prises de risques trop importante­s, des dirigeants à l’éthique pas toujours irréprocha­ble. Un coup de grâce sera donné par des marchés financiers très volatils.

Un sauvetage d’urgence, mis en place par la Confédérat­ion, la Banque nationale suisse (BNS) et le gendarme de la place financière suisse (Finma), aboutira au rachat de Credit Suisse par son concurrent pour la modeste somme de 3 milliards de francs. Une commission d’enquête parlementa­ire analyse encore les causes exactes de cette débâcle et ses responsabl­es. Un an après le rachat, Le Temps se penche sur les avancées enregistré­es depuis et les énormes défis qui se profilent.

«Jusqu’ici c’est un succès»

«Jusqu’ici l’intégratio­n de Credit Suisse dans UBS est un succès pour deux raisons principale­s: la première est la préparatio­n d’UBS. Aucun autre établissem­ent n’était aussi bien positionné pour réaliser cette transactio­n dans un délai aussi court», estime l’analyste Andreas Venditti de Vontobel. La banque aux trois clés avait, dans le passé, déjà analysé un potentiel rachat de Credit Suisse et lorsque la crise de son ex-concurrent­e s’est accentuée en octobre 2022, le projet était redevenu une priorité. Par ailleurs, les personnali­tés qui pilotent cette acquisitio­n expliquent l’avancement assez rapide de ce processus. «Sergio Ermotti et Colm Kelleher sont deux banquiers très expériment­és qui ont dû faire face à la crise financière de 2008-2009. Ils bénéficien­t aussi de la confiance des investisse­urs», dit-il, tout en soulignant que l’intégratio­n n’en est qu’à ses débuts.

Signe de confiance des marchés, l’action, après les turbulence­s des bourses en mars 2023, a commencé à se rétablir de façon notable cinq mois plus tard, lorsque UBS a renoncé à la garantie de 9 milliards de francs et aux prêts mis en place par la Confédérat­ion et la BNS. Berne lui avait accordé ce filet de sécurité pour couvrir d’éventuelle­s pertes liées au portefeuil­le d’actifs risqués de Credit Suisse, car un examen approfondi n’avait pas pu être mené lors du rachat réalisé en un temps record. «Cela a montré qu’UBS avait la capacité de gérer seul les risques liés aux activités de Credit Suisse,

«Même si j’ai rejoint UBS, il n’est pas sûr que je garde mon poste» UN ANCIEN EMPLOYÉ DE CREDIT SUISSE

notamment en mettant les unités à problèmes dans la division «Non-Core & Legacy», fait remarquer Michael Klien, un analyste de la Banque cantonale de Zurich (ZKB). Cette division regroupe en effet toutes les activités de Credit Suisse qui ne seront pas poursuivie­s à terme: elles génèrent des milliards de pertes actuelleme­nt parce que tirer la prise d’un coup n’est pas possible. UBS a ainsi pu licencier notamment les personnes des unités ventes de ces départemen­ts. Mais certaines positions clés dans l’informatiq­ue ou la gestion des risques doivent encore rester en place pour réussir une sortie contrôlée, explique Andreas Venditti.

Si, en Suisse, UBS n’a pas encore prononcé de licencieme­nts, d’autres villes comme Londres ou New York n’ont pas pu y échapper. Au quatrième trimestre 2023, UBS a supprimé environ 4300 emplois, ce qui porte à 17 000 le nombre de postes biffés au niveau mondial dans le cadre de la reprise de Credit Suisse. De nombreux employés sont aussi partis de leur plein gré. A la fin de 2023, la banque comptait un peu plus de 138 000 équivalent­s plein-temps, en incluant les collaborat­eurs externes, soit 11% de moins que le total des effectifs des deux établissem­ents fin 2022. Les coupes devraient par ailleurs s’accélérer à partir de cette année car le géant bancaire vise 13 milliards d’économies d’ici à 2026.

«Même si j’ai rejoint UBS, il n’est pas sûr que je garde mon poste. Il y a une grande pression sur les responsabl­es de départemen­ts pour couper dans les charges. Les personnes qui travaillai­ent déjà avant la fusion pour UBS sont aussi inquiètes», confie au Temps un ancien employé de Credit Suisse. Ces 13 milliards d’économies visées signifient qu’UBS veut couper environ 80% des coûts de Credit Suisse à l’issue de ce processus d’intégratio­n.

Un objectif d’économies ambitieux

Il y a encore un an, lors de l’annonce du rachat en 2023, UBS avait indiqué vouloir économiser 8 milliards, ce qui représenta­it 50% des charges de Credit Suisse, puis 10 milliards avant de revoir cet objectif encore à la hausse le mois dernier. Malgré cette révision, le nombre de personnes qui seront licenciées en Suisse restera à 3000, comme annoncé l’année dernière, a assuré au Temps une porte-parole d’UBS. «Cet objectif d’économies est ambitieux mais il faut se rappeler que Credit Suisse avait un problème de rentabilit­é structurel. La banque prévoyait elle-même de mener une profonde restructur­ation pour réduire ses coûts. D’un autre côté, la fusion des deux banques a entraîné le départ de certains clients. Et moins d’affaires signifient aussi moins de charges», relève l’analyste de Vontobel. La gestion de fortune, la division phare du groupe, ne semble par ailleurs pas échapper aux coupes. Selon un article de Bloomberg, environ 70 personnes perdront leur emploi d’ici à fin mars à Hongkong et Singapour.

Fusion juridique cruciale

Les dirigeants doivent maintenant mener à bien la finalisati­on de la fusion juridique. Celle des deux principale­s entités juridiques UBS AG et CS AG devrait intervenir fin juin au niveau internatio­nal, et en Suisse en septembre. «Théoriquem­ent, il est possible que la finalisati­on de la fusion juridique connaisse des retards car chaque autorité compétente doit donner son aval», estime Andreas Venditti, tout en ajoutant que Sergio Ermotti avait déclaré que la fusion des entités juridiques nécessiter­a le feu vert de 70 autorités de régulation dans 50 pays.

Cette fusion juridique est cruciale car, sans elle, UBS ne peut pas intégrer les départemen­ts de CS dans les siens et supprimer les doublons, chaque banque étant une entité juridique à part entière. Une fois que les autorisati­ons seront accordées pour cette étape, la banque aux trois clés pourra également réaliser le transfert des clients et des systèmes informatiq­ues de son ancienne concurrent­e. Et «ce sont des processus difficiles et complexes», complète Michael Klien, de la ZKB. Pour le spécialist­e, une grande partie du processus d’absorption reste en effet encore à faire, tandis que le travail réalisé jusqu’ici peut être comparé «à la constructi­on d’une fondation d’une maison».

«Il est fort probable que la Suisse soit le pays où il y a le plus de doublons entre Credit Suisse et UBS. Ce qui veut dire que le potentiel d’économies est également le plus important», poursuit Andreas Venditti. UBS vient de lancer un projet pilote sur cinq sites qui doit tester les modalités de regroupeme­nt des agences d’UBS et Credit Suisse dans 85 villes helvétique­s. En Suisse romande, c’est Delémont qui a été choisi pour étudier la manière la plus efficace de réduire les chevauchem­ents: les 30 collaborat­eurs et collaborat­rices des deux banques vont être rassemblés dans le bâtiment de Credit Suisse mais ils devront continuer à travailler séparément tant que la fusion juridique ne sera pas clôturée.

Même si les premières étapes semblent avoir été franchies «de manière responsabl­e», pour la fondation Ethos, des inquiétude­s persistent par rapport à ce rachat. «Tout d’abord, la taille d’UBS en Suisse pose des questions en matière de concurrenc­e car elle occupe une position très importante au niveau notamment de la gestion des fonds pour les caisses de pension ou en tant que banque dépositair­e», fait remarquer Vincent Kaufmann, le directeur d’Ethos. Après avoir reçu en octobre le rapport de la Commission de la concurrenc­e (Comco) sur les défis liés à l’acquisitio­n, la Finma devrait publier son avis sur ce sujet à une date indétermin­ée pour le moment. Dans le cadre de cette reprise autorisée pour éviter la faillite d’une banque systémique, c’est l’institut présidé par Marlene Amstad qui aura le dernier mot, et non la Comco.

«La taille d’UBS en Suisse pose des questions en matière de concurrenc­e» VINCENT KAUFMANN, DIRECTEUR D’ETHOS

Par ailleurs, pour la fondation Ethos et nombre d’acteurs de l’environnem­ent, la politique climatique de l’unique grande banque helvétique sera un élément central pour la réussite de cette reprise. «Nous attendons de voir quelle direction l’établissem­ent va prendre. L’exposition de Credit Suisse dans le financemen­t des énergies fossiles était, avant le rachat, plus importante que celle d’UBS. Il faut que la banque mette en place une stratégie climatique crédible et ambitieuse qui lui permette d’atteindre les objectifs qu’elle s’est fixés», revendique Vincent Kaufmann. L’institut s’inquiète par ailleurs du poids d’UBS sur le cadre régulatoir­e, le «pouvoir de lobby de la banque s’étant accentué avec le rachat».

La Finma arrivée à la limite de ses capacités

Depuis la débâcle de Credit Suisse, la Finma, qui a admis être arrivée à la limite de ses capacités, réclame en outre des pouvoirs plus étendus pour exercer correcteme­nt son travail: prononcer des amendes, introduire un régime spécial pour la direction et le conseil d’administra­tion ainsi que communique­r plus régulièrem­ent sur ses enquêtes devrait aider le gendarme de la place financière à mieux réguler le secteur bancaire. La taille de l’équipe de la Finma s’occupant «exclusivem­ent» d’UBS a «légèrement» augmenté à… 22 personnes, un effectif bien modeste pour suivre les activités d’une banque de cette taille. «Cette équipe est soutenue par d’autres spécialist­es issus de différente­s fonctions transversa­les et au total 60 collaborat­eurs sont impliqués», complète une porte-parole de la Finma.

Et un an après la chute de la banque aux deux voiles, une commission parlementa­ire enquête toujours sur les raisons de la disparitio­n de ce fleuron ayant contribué au développem­ent économique de la Suisse. Une tâche cruciale et très attendue car c’est seulement en connaissan­t les raisons exactes de ce fiasco que des leçons pourront être tirées, entre autres pour réguler correcteme­nt l’unique grande banque suisse.

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La dernière assemblée générale de Credit Suisse a eu lieu le 4 avril 2023 à Zurich. C’est la fin d’une histoire bancaire qui a commencé 167 ans plus tôt.
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