Le Temps

La modeste Suisse est devenue arrogante

- NICOLAS JUTZET DIRECTEUR ADJOINT DE L’INSTITUT LIBÉRAL

Lauréat du Prix Nobel de littératur­e 1919, Carl Spitteler avait pour habitude de paraphrase­r la modestie helvétique en disant que «si les Suisses avaient créé les Alpes eux-mêmes, elles ne seraient pas si hautes». Quand l’écrivain Vaudois Charles Ferdinand Ramuz débarque à Paris au début des années 1900, il s’interroge lui aussi au sujet des différence­s qui opposent son pays de naissance à celui qui l’accueille. Pour lui, la différence de tempéramen­t des Helvètes s’explique par le fait qu’en Suisse «la nature impose seule ses monuments aux regards, et ils sont grands, tellement grands qu’ils ont peut-être découragé l’homme. […] Tant de grandeur a fini par nous intimider. Nous nous taisons devant nos montagnes.»

Cette lucide reconnaiss­ance de notre modestie se cristallis­e dans les institutio­ns de la Suisse moderne. Celles-ci consacrent le fait que notre véritable grandeur réside dans la compréhens­ion que notre épanouisse­ment puise sa source dans notre petitesse et notre désir commun de liberté.

Les institutio­ns pour réfréner les excès

Bien évidemment, la modestie n’est pas positive en soi. Elle peut même être source d’immobilism­e, si elle coupe les ailes des ambitions nécessaire­s. L’écrivain alémanique Hugo Loetscher disait avec malice que «si Dieu avait été Suisse, il serait toujours en train d’attendre le moment favorable pour créer le monde». Le risque existe. Toutefois, malgré sa propension à couper les têtes qui dépassent, la Suisse a presque toujours su échapper, au fil de son histoire moderne, à l’inertie.

Ainsi, dans l’idéal, nos institutio­ns ne freinent pas l’ambition, mais limitent seulement ses excès. Si nous divisons le pouvoir du Conseil fédéral, ce n’est pas pour l’empêcher d’être visionnair­e, mais pour éviter qu’un seul individu ne se trompe et n’entraîne toute la nation avec lui, comme cela s’observe parfois ailleurs. Cette obsession d’éviter les erreurs se manifeste également par le droit de veto qui est accordé à la population, qui peut par référendum signaler que les rêves de l’élite se détachent trop des siens, ou par initiative populaire qu’il a d’autres priorités. Par ce processus de tâtonnemen­t, notre modèle rend l’atteinte de la bonne solution parfois plus lente, mais assurément plus efficace pour l’identifier. Sans écarter la possibilit­é d’une erreur, naturellem­ent.

Sain scepticism­e envers le pouvoir

Voltaire – qui disait que «chaque nation a eu des temps où les esprits s’emportent au-delà de leur caractère naturel; ces temps ont été moins fréquents chez les Suisses qu’ailleurs: la simplicité, la frugalité, la modestie, conservatr­ices de la liberté, ont toujours été leur partage» – peinerait aujourd’hui à reconnaîtr­e le pays modeste qu’il esquissait. Notre humble triomphe cède la place à une conviction bien plus impudique, celle qu’au fond la Suisse est fondamenta­lement meilleure que ses voisins et

Notre pays va peut-être mieux que les autres parce que nous allons moins vite dans la mauvaise direction

que son avance est normale, voire immuable. Notre succès ne s’explique plus par la finesse d’un modèle fragile, basé sur la liberté individuel­le, un Etat moins étouffant qu’ailleurs et un scepticism­e culturel envers le pouvoir qu’il faut perpétuer. Trop occupés à se moquer des égarements des pays voisins, on oublie de s’inquiéter d’éviter de les répéter chez nous.

Résultat, la Suisse – qui centralise à tout-va, qui voit une classe politique profession­nelle émerger et ses dépenses étatiques augmenter aux dépens du pouvoir d’achat de la population – va en surface peut-être encore mieux que les autres, mais simplement parce que nous allons moins vite dans la mauvaise direction.

Vous avez une remarque? Une lecture à me conseiller pour une prochaine chronique? N’hésitez pas à me le faire savoir par e-mail à info@nicolasjut­zet.ch

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