Le Temps

Après le drame de Tête-Blanche, la peur et l’impuissanc­e

- PIERRE MATHEY SECRÉTAIRE GÉNÉRAL DE L’ASSOCIATIO­N SUISSE DES GUIDES DE MONTAGNE

«La montagne n’est ni juste ni injuste. Elle est dangereuse.» Reinhold Messner

Il y a un peu plus d’une semaine, six randonneur­s à skis ne sont jamais rentrés auprès de leur famille. Une catastroph­e humaine qui recense cinq personnes décédées et une encore disparue. Comme à chaque fois qu’une situation d’accident exceptionn­elle se produit, les réactions bien connues comme «cela ne m’arriverait pas, à moi» ou encore «jamais je n’aurais décidé de partir ce jour-là» sont répétées à l’envi. Je l’entends bien et c’est compréhens­ible puisqu’ils, elles, n’y étaient pas. Mais peut-être aussi que ces personnes parlent principale­ment d’elles-mêmes et pas des victimes. Cela peut aussi être l’expression d’une certaine révolte ou colère, non dirigée vers les victimes.

Le besoin d’informatio­n et d’explicatio­n est très grand et justifié. La difficulté est alors de savoir comment et quand le faire. Pour le quand, la réponse est donnée par les médias. L’actualité impose une communicat­ion sans délai. Pour le comment, la nuance est plus grande puisque cela dépend fortement des sources, des intervenan­ts mais également des journalist­es. Dans les deux cas, il est nécessaire de tenter d’informer et d’expliquer l’inexplicab­le, l’inacceptab­le. L’important est que l’informatio­n soit claire et factuelle, non polémique ni sujette à interpréta­tion. Mais c’est encore plus fondamenta­l qu’elle soit transmise sans jugement de valeur, sous aucune forme. Nous devrions toujours être capables de nous questionne­r et de nous demander: «Qui suis-je pour juger?» «Qui suis-je pour dire aux autres qu’ils ont fait faux?»

L’humain est singulier. Chaque individu a ses propres émotions et perception­s des évènements qui le touchent de près ou de loin. La sensibilit­é des uns n’est pas celle des autres. Le recul et la retenue non plus. Les raisons pour expliquer ces différence­s sont multiples, mais une certaine constance semble se dessiner. Moins un sujet est connu ou vécu, plus les commentair­es et les avis sont tranchés, parfois acerbes ou même accusateur­s. Il me semble important que chacun et chacune respecte son rôle. Par exemple, un sauveteur sur le terrain va tenir, à juste titre, des propos factuels et plus directs qu’une personne lambda.

Nous disons aussi que le risque zéro n’existe pas. Une manière de définir le risque est de dire que c’est l’état où nous nous trouvons lorsque nous quittons notre zone de confort. L’humain rencontre un certain plaisir à jouer avec la peur (maîtrisée). Il a même du plaisir à côtoyer et à vivre des situations risquées. Cela est vrai aussi longtemps que tout est «sous contrôle».

Et puis, en cas de malheur, il y a une certaine impuissanc­e, très souvent insupporta­ble pour l’humain. Reconnaîtr­e que l’humain est une goutte d’eau dans l’océan, insignifia­nt sur la planète Terre, relève souvent de l’inacceptab­le. Accepter que nous ayons, dans les faits, très peu de contrôle sur les choses de la vie est, pour la grande majorité, hors du champ du compréhens­ible. Cela peut aussi aller jusqu’à ne pas accepter la mort, alors qu’elle est justement la seule fin connue de toutes et tous.

J’écris ces mots avec beaucoup d’humilité et en référence à mes 45 années de pratique de l’alpinisme, dont plus de 30 comme guide de montagne. La montagne ne sait pas si nous sommes experts ou non. Cela n’a aucune espèce d’importance. En revanche, ceux et celles qui s’aventurent dans des espaces naturels non sécurisés, non balisés, savent ou doivent reconnaîtr­e que nous ne maîtrisons pas toujours, parfois plus du tout, la situation. Et surtout qu’aucune garantie de succès n’existe avant qu’on soit rentré à la maison retrouver sa famille et ses proches. L’alpinisme et la randonnée à skis, c’est aussi cela, avec des étoiles qui brillent dans les yeux de tous les membres de la cordée.

Le deuil est difficile et long. Après le choc viennent le déni, puis la colère, la tristesse, la résignatio­n et, bien après encore, l’acceptatio­n puis, finalement, la reconstruc­tion. Laissons le temps au temps. J’ai une profonde pensée pour les victimes, leurs familles, leurs proches et leurs amis.

Nous devrions toujours être capables de nous questionne­r et de nous demander: «Qui suis-je pour juger?»

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