Après le drame de Tête-Blanche, la peur et l’impuissance
«La montagne n’est ni juste ni injuste. Elle est dangereuse.» Reinhold Messner
Il y a un peu plus d’une semaine, six randonneurs à skis ne sont jamais rentrés auprès de leur famille. Une catastrophe humaine qui recense cinq personnes décédées et une encore disparue. Comme à chaque fois qu’une situation d’accident exceptionnelle se produit, les réactions bien connues comme «cela ne m’arriverait pas, à moi» ou encore «jamais je n’aurais décidé de partir ce jour-là» sont répétées à l’envi. Je l’entends bien et c’est compréhensible puisqu’ils, elles, n’y étaient pas. Mais peut-être aussi que ces personnes parlent principalement d’elles-mêmes et pas des victimes. Cela peut aussi être l’expression d’une certaine révolte ou colère, non dirigée vers les victimes.
Le besoin d’information et d’explication est très grand et justifié. La difficulté est alors de savoir comment et quand le faire. Pour le quand, la réponse est donnée par les médias. L’actualité impose une communication sans délai. Pour le comment, la nuance est plus grande puisque cela dépend fortement des sources, des intervenants mais également des journalistes. Dans les deux cas, il est nécessaire de tenter d’informer et d’expliquer l’inexplicable, l’inacceptable. L’important est que l’information soit claire et factuelle, non polémique ni sujette à interprétation. Mais c’est encore plus fondamental qu’elle soit transmise sans jugement de valeur, sous aucune forme. Nous devrions toujours être capables de nous questionner et de nous demander: «Qui suis-je pour juger?» «Qui suis-je pour dire aux autres qu’ils ont fait faux?»
L’humain est singulier. Chaque individu a ses propres émotions et perceptions des évènements qui le touchent de près ou de loin. La sensibilité des uns n’est pas celle des autres. Le recul et la retenue non plus. Les raisons pour expliquer ces différences sont multiples, mais une certaine constance semble se dessiner. Moins un sujet est connu ou vécu, plus les commentaires et les avis sont tranchés, parfois acerbes ou même accusateurs. Il me semble important que chacun et chacune respecte son rôle. Par exemple, un sauveteur sur le terrain va tenir, à juste titre, des propos factuels et plus directs qu’une personne lambda.
Nous disons aussi que le risque zéro n’existe pas. Une manière de définir le risque est de dire que c’est l’état où nous nous trouvons lorsque nous quittons notre zone de confort. L’humain rencontre un certain plaisir à jouer avec la peur (maîtrisée). Il a même du plaisir à côtoyer et à vivre des situations risquées. Cela est vrai aussi longtemps que tout est «sous contrôle».
Et puis, en cas de malheur, il y a une certaine impuissance, très souvent insupportable pour l’humain. Reconnaître que l’humain est une goutte d’eau dans l’océan, insignifiant sur la planète Terre, relève souvent de l’inacceptable. Accepter que nous ayons, dans les faits, très peu de contrôle sur les choses de la vie est, pour la grande majorité, hors du champ du compréhensible. Cela peut aussi aller jusqu’à ne pas accepter la mort, alors qu’elle est justement la seule fin connue de toutes et tous.
J’écris ces mots avec beaucoup d’humilité et en référence à mes 45 années de pratique de l’alpinisme, dont plus de 30 comme guide de montagne. La montagne ne sait pas si nous sommes experts ou non. Cela n’a aucune espèce d’importance. En revanche, ceux et celles qui s’aventurent dans des espaces naturels non sécurisés, non balisés, savent ou doivent reconnaître que nous ne maîtrisons pas toujours, parfois plus du tout, la situation. Et surtout qu’aucune garantie de succès n’existe avant qu’on soit rentré à la maison retrouver sa famille et ses proches. L’alpinisme et la randonnée à skis, c’est aussi cela, avec des étoiles qui brillent dans les yeux de tous les membres de la cordée.
Le deuil est difficile et long. Après le choc viennent le déni, puis la colère, la tristesse, la résignation et, bien après encore, l’acceptation puis, finalement, la reconstruction. Laissons le temps au temps. J’ai une profonde pensée pour les victimes, leurs familles, leurs proches et leurs amis.
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Nous devrions toujours être capables de nous questionner et de nous demander: «Qui suis-je pour juger?»