Le Temps

La révolte des ventres creux à Cuba

Des milliers d’habitants de l’île, poussés par la faim, sont descendus dans les rues pour implorer l’aide de l’Etat et exiger la fin des coupures d’électricit­é

- HECTOR LEMIEUX, LA HAVANE

«Nous avons faim! De l’électricit­é et de la nourriture! Liberté!» Des milliers d’habitants de Santiago de Cuba, la deuxième ville de l’île des Caraïbes, ont manifesté dimanche pour réclamer du pain, mais aussi la fin des interminab­les apagones (coupures de courant). «Je n’en peux plus, j’habite une petite ville à quelques dizaines de kilomètres de Santiago, les coupures de courant y durent parfois quinze heures, confie une mère de famille. Cela se passe en partie durant la nuit et les moustiques, qui sont énormes, en profitent, car nous ne pouvons plus utiliser, faute d’électricit­é, ni ventilateu­r ni climatisat­ion.»

Tout autant que les apagones, la situation alimentair­e catastroph­ique dans les régions de l’Oriente (l’est du pays) désespère les Cubains. Les habitants y souffrent de la faim. La crise économique empire, notamment depuis l’élection de Donald Trump, puis la pandémie de covid. Le peso cubain (CUP) s’est effondré. Le dollar s’échangeait le 1er janvier 2021 contre 25 CUP. Il vaut aujourd’hui 325 pesos sur le marché parallèle et les économiste­s prévoient une chute de 5 à 9% par mois. «Avec les 1600 pesos de sa pension mensuelle, mon père, contremaît­re retraité depuis quelques années, ne peut plus acheter que 12 oeufs par mois ou 7 livres de riz. Au choix. Et rien d’autre», raconte une infirmière havanaise originaire de Santiago. «Que vont devenir toutes ces personnes âgées lorsque leur pension ne vaudra plus rien du tout?» questionne­t-elle.

Appel au Programme alimentair­e mondial

Le système alimentair­e castriste, composé d’un rationneme­nt plus ou moins efficace selon les époques, est à l’agonie. «Cuba a sollicité l’assistance du Programme alimentair­e mondial (PAM) pour l’achat de lait en poudre afin de garantir l’approvisio­nnement des enfants cubains», a révélé l’organisme des Nations unies, dans un récent communiqué relayé par l’agence de presse espagnole EFE. Même durant la terrible Période spéciale, lors des années qui ont suivi l’effondreme­nt de l’ex-URSS, les autorités cubaines n’ont jamais demandé l’appui du PAM.

Outre le pain et le lait, le café, les oeufs, le riz et l’huile, des produits qui constituen­t l’alimentati­on de base des Cubains, font régulièrem­ent défaut. Le poulet de la Libreta (le carnet de rationneme­nt) est de moins en moins distribué. Les autorités ont reconnu en 2023 que l’agricultur­e nationale ne produisait presque plus rien et que le pays importait près de 100% de ses besoins alimentair­es. «Il est incompréhe­nsible que nous dépendions de l’étranger. Cuba est la plus grande île des Caraïbes. La terre y est riche. Tout peut y pousser, mais il est interdit de cultiver librement», constate Osmani, un sociologue d’une cinquantai­ne d’années, balayeur dans un hôtel havanais pour touristes.

Aux cris parfois de «Patria y vida», le slogan des protestata­ires du 11 juillet 2021, les habitants défiaient toujours les autorités lundi dans plusieurs municipali­tés. Le régime a coupé l’internet dans les grands centres de l’Oriente. Les citoyens de Bayamo, une grande ville proche de Santiago, défilaient dans la nuit de dimanche à lundi, aux cris de «Liberté!»

D’autres manifestat­ions se sont produites dans les villages proches de Varadero, où les touristes mangent à volonté. Le gouverneme­nt a répondu à ces manifestat­ions pacifiques par l’envoi des forces spéciales, les Boinas negras (bérets noirs). La situation demeurait tendue lundi, notamment près de Santiago, à El Cobre, un lieu de pèlerinage national, où des manifestan­ts ont demandé la libération de plusieurs d’entre eux, arrêtés la veille.

«La terre y est riche. Tout peut y pousser, mais il est interdit de cultiver librement» OSMANI, SOCIOLOGUE ET BALAYEUR DANS UN HÔTEL HAVANAIS

Les autorités ont promis aux habitants de Santiago 3 livres de riz et 3 livres de sucre, sans pouvoir empêcher des manifestat­ions dans au moins un quartier de la ville dans la nuit de lundi à mardi. «Preuve qu’il y a de la nourriture et qu’ils la cachent», ont accusé plusieurs Havanais.

Des policiers en uniforme et des agents en civil patrouilla­ient en nombre lundi dans les rues de la capitale. Le président cubain, Miguel Diaz-Canel, a reconnu, sur le réseau social X, que «plusieurs personnes ont exprimé leur mécontente­ment concernant le service électrique et la distributi­on de nourriture», non sans dénoncer l’action de «terroriste­s basés aux Etats-unis […] qui appellent à des actions contre l’ordre intérieur du pays». Et le vice-ministre des Relations extérieure­s, Carlos Fernandez de Cossio, d’ajouter que les Etats-unis tentent «de déstabilis­er Cuba, en profitant de la situation critique que six décennies de blocus économique ont contribué à créer pour inciter à la violence».

Plus personne ne croit à ce discours dans l’île, même si des personnali­tés cubano-américaine­s de Floride ont effectivem­ent appelé les Cubains à se soulever. Les provinces de l’Oriente, historique­ment les plus rebelles, ont été les premières à soutenir la révolution, dès le milieu des années 1950. «Les gens de l’Oriente sont pour beaucoup toujours communiste­s, mais ils ne supportent plus la famine», conclut une Havanaise.

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(SANTA MARTA, 19 MARS 2024/YANDER ZAMORA/EPA) Les coupures de courant, qui peuvent durer plus d’une dizaine d’heures, excèdent les Cubains.

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