Berne et Tunis, pour le meilleur et pour l’emploi
MAIN-D’OEUVRE La Direction du développement et de la coopération va accélérer la venue de Tunisiens pour une durée déterminée, afin de lutter contre les pénuries. En retour, le pays du Maghreb espère profiter d’une montée en compétences de sa jeunesse
Une chaise légèrement reculée dans un cabinet d'audioprothésiste; un ingénieur technico-commercial, inconditionnel des rétroplannings; et une architecte incollable sur SIA, base des normes helvètes de construction: le soft power (pouvoir d'attraction) suisse est discret mais bien réel en Tunisie.
«Lors des rendez-vous, ceux qui accompagnent les patients ont tendance à parler à leur place. Cela fausse la perception du handicap. Dans le cabinet où j'étais en Valais, la chaise de l'accompagnant était un peu en retrait, pour une meilleure discussion entre le patient et l'audioprothésiste. J'ai gardé cette astuce», sourit Fatma Fakhet, qui possède son cabinet d'audioprothésiste à Tunis depuis septembre 2022.
L'ingénieur en électromécanique Seifeddine Nasraoui se souvient des premiers échanges avec ses responsables chez un fabricant de réducteurs de vitesse pour machines industrielles à Zurich. «Ils m'ont dit: «Voici ta tâche. Il te faut un plan d'action: combien de temps tu prévois pour faire la première étape, la deuxième, etc. On fera un bilan à chaque fois.» En Tunisie, c'est plutôt: «Voici le problème. Trouve la solution. On se revoit à la fin.»
Insaf Neili, elle, serait capable de construire des hauts immeubles aux dernières normes suisses, référence mondiale en matière d'architecture. «La grande différence, c'est qu'en Suisse, les architectes doivent connaître sur le bout des doigts toutes les normes, il n'y a pas de place à l'àpeu-près», raconte la jeune architecte de 25 ans, tout juste rentrée fin février de son séjour à Genève.
Savoir-faire et savoir-être
Ces trois Tunisiens ont bénéficié du projet «Perspectives», financé par la Direction du développement et de la coopération (DDC) et le Secrétariat d'Etat aux migrations (SEM) sous la tutelle du Ministère tunisien de l'emploi et de la formation professionnelle. Le programme piloté par Swisscontact, fondation pour la coopération technique créée par des représentants du secteur privé et de la société civile, permet à des Tunisiens d'acquérir une expérience professionnelle en Suisse pour une période de dix-huit mois maximum.
«Nos jeunes reviennent avec un savoir-faire et un savoir-être suisses qu'ils diffuseront ensuite ici», se félicite Ahmed Messaoudi, directeur général du Service de placement à l'étranger au Ministère de l'emploi et de la formation professionnelle: «Ce label Suisse facilite leur employabilité sur le marché tunisien et leurs chances de monter leur projet [le taux de chômage en Tunisie est de 16,4%, et de 23,7% pour les jeunes diplômés, ndlr]. Et cela améliore les compétences du pays.»
L'accord «jeunes travailleurs», en vigueur depuis 2014, a permis à 172 Tunisiens de profiter de cette mobilité circulaire. Mais, depuis le 1er mars, le projet Perspectives a redimensionné les objectifs. D'ici à septembre 2026, 200 jeunes supplémentaires viendront en Suisse pour pallier les pénuries de maind'oeuvre. La hausse est notable: en 2023, l'ambassade de Suisse en Tunisie a traité 555 demandes de visa national D, et 78 Tunisiens ont obtenu une autorisation de travail acceptée par les cantons et approuvée par le SEM.
«L'hôtellerie et la gastronomie sont des marchés en tension. Les travailleurs dans le photovoltaïque sont également très recherchés», précise Marc Oliver Roux, spécialiste de l'engagement du secteur privé à Swisscontact. Pour les travaux saisonniers, dans l'agriculture comme dans le photovoltaïque, les bénéficiaires ont d'ailleurs la possibilité de fractionner leur résidence sur plusieurs années. La santé est exclue du programme, à cause du problème de la reconnaissance des diplômes et de la longueur des formations.
Outre des travailleurs motivés, les employeurs et la Suisse gagnent des ambassadeurs. Dans son premier travail en Tunisie après son expérience suisse, Seifeddine Nasraoui a proposé au directeur de son usine d'acheter des réducteurs de vitesse zurichois. Fatma Fakhet recommande quant à elle des produits auditifs suisses, qu'elle connaît parfaitement. »
Les secteurs visés par les deux pays ne sont pas tout à fait les mêmes. La Suisse cherche surtout des saisonniers; tandis que la Tunisie, par la voix d'Ahmed Messaoudi, évoque plus volontiers des secteurs à haute valeur ajoutée comme l'agroalimentaire, la pharmacologie, les TIC (technologies de l'information et de la communication) et les énergies renouvelables.
Lors du lancement du programme Perspectives, à Tunis, Stéphane Genoud, représentant du secteur du photovoltaïque (PV) en Suisse, a évoqué les profils très qualifiés des candidats. Là où Berne et les cantons recherchent des installateurs de panneaux PV, ce sont des ingénieurs tunisiens qui postulent pour avoir une expérience dans des sociétés de premier plan sur un secteur en pleine expansion. Ces derniers ont davantage les moyens financiers de venir que des personnes moins diplômées.
Une expérience onéreuse
«En Suisse, les architectes doivent connaître sur le bout des doigts toutes les normes, il n’y a pas de place pour l’à-peu-près» INSAF NEILI, ARCHITECTE TUNISIENNE
Entre les frais de visa, le billet d'avion, le premier mois de location, l'assurance et la caution, Insaf Neili estime avoir déboursé plus de 2400 francs – le salaire moyen à Tunis est de 290 francs – avant de toucher son premier salaire, basé sur celui d'un Suisse pour éviter tout dumping. Ses deux camarades ont été aidés par leurs employeurs, qui leur ont avancé les frais de logement.
Swisscontact réfléchit à proposer des logements gratuits dans les fermes pour les ouvriers agricoles, et à mettre à contribution la diaspora. Cette dernière est la cible du deuxième axe du programme Perspectives. Celui-ci prévoit de sensibiliser 5000 membres de la diaspora en Suisse, en France et potentiellement dans d'autres pays européens. Swisscontact veut aussi concrétiser 30 projets en Tunisie à but lucratif ou non, portés par la diaspora. Douze sont en cours d'accompagnement, dont une entreprise de prothèses de bras réalisées par imprimante 3D, ou une société qui propose une immersion dans le riche passé antique de la Tunisie grâce à la réalité virtuelle.
La diaspora sera également mise à contribution pour préparer les jeunes travailleurs à la vie helvétique. Une nouveauté que ni Insaf Neili, ni Seifeddine Nasraoui, ni Fatma Fakhet n'ont connue. Mais, aujourd'hui, la première pourrait recommander les meilleures adresses genevoises, le second est incollable sur les fromages suisses et la troisième est devenue une adepte des randonnées. ■