Les illuminations d’un cerveau survolté
A Genève, Céline Goormaghtigh adapte un roman graphique de sa cousine, la plasticienne Leyla Goormaghtigh. Trois comédiens jouent cette partition hallucinée à la Parfumerie
Tous ceux qui vivent – ou ont vécu – près de personnalités souffrant de troubles psychiques sentent que Je suis la nuit touche juste. Tous ceux qui ne connaissent pas ce compagnonnage de l’ombre saisissent que ce spectacle enveloppant et beau visite des contrées férocement intimes. Au Théâtre de la Parfumerie à Genève, la metteuse en scène Céline Goormaghtigh adapte Je suis la nuit, roman graphique où sa cousine, la plasticienne Leyla Goormaghtigh, met des mots sur le théâtre chamboulé de ses hallucinations, quand une crise la saisit. On n’en ressort pas abattu, non, mais plus rêveur, c’est-à-dire plus aimant.
La maladie, telle qu’elle vous prend d’assaut, sans prévenir. Leyla Goormaghtigh raconte comment cette pieuvre l’a agrippée, il y a quatorze ans, alors qu’elle venait d’accoucher. Le sentiment de glisser dans une trappe, comme dans Alice au pays des merveilles, sauf que, de l’autre côté, tout siffle, feule, crisse. Toutes vos identités, qui sont vos panoplies de secours, vous sautent à la figure, soudain hostiles, pour vous mettre en charpie. C’est cette démonologie-là que Céline Goormaghtigh traduit en chair, tissu et esprit, avec la complicité de son scénographe Pietro Musillo.
L’ombre de Gérard de Nerval
Où êtes-vous alors? Dans la soupente de l’enfance. Voyez l’élégante qui se fraie un passage entre une malle, une armoire où se cache peut-être Barbe-Bleue, un fauteuil cacochyme, un tapis autrefois volant, aujourd’hui moribond. Elle zigzague, sur des talons de surprise-party, dans sa robe piment de fugueuse sur la Côte d’Azur. Elle, c’est Hélène Cattin, cette comédienne qui donne du relief à tout ce qu’elle vit.
Mais elle se cache à l’instant comme une gamine. Un antiquaire barbu et cravaté slalome à son tour entre les vestiges d’un paradis ancien. Cet amateur (Marc-André Müller) d’arsenic et de vieilles dentelles poursuit l’ombre du poète Gérard de Nerval. Des personnages remontent ainsi des abysses, sauvés du trou noir par Leyla Goormaghtigh, cette scaphandrière qui, d’un noeud d’algues, fait une déflagration poétique, à la manière de l’écrivain Robert Desnos dans les années 1920.
Surprise et effroi
Ce gaillard-là, oui, le troisième visiteur de la partie, a justement une candeur surréaliste. C’est le comédien Vincent Babel qui tressaille, surpris qu’il est par la présence d’Hélène Cattin, cette égérie facétieuse. Il a la berlue éloquente et dans sa bouche passe le spectacle d’une guillotine juchée sur une colline.
Toutes vos identités vous sautent à la figure, soudain hostiles
Ces éclats d’une conscience survoltée s’assemblent comme à l’improviste. C’est cette dimension de surprise et d’effroi, ce coq-àl’âne d’un cerveau pianotant à sa guise, que Céline Goormaghtigh – qui signe là sa première mise en scène – et ses trois magnifiques interprètes figurent. Rien de funèbre ni de dépressif. Mais une vitalité qui est celle de l’autrice quand elle transmute son enfer en livre, mieux, en langue partageable.
Je suis la nuit laisse l’empreinte de ces voyages en wagon-couchette où l’on se réveille à l’aube dans une Venise où tout caresse l’âme. Sur le quai, on est heureux d’avoir aboli tant de frontières intérieures.
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