Le Temps

Les illuminati­ons d’un cerveau survolté

A Genève, Céline Goormaghti­gh adapte un roman graphique de sa cousine, la plasticien­ne Leyla Goormaghti­gh. Trois comédiens jouent cette partition hallucinée à la Parfumerie

- ALEXANDRE DEMIDOFF X @alexandred­mdff Je suis la nuit, Genève, Théâtre de la Parfumerie, jusqu’au 24 mars.

Tous ceux qui vivent – ou ont vécu – près de personnali­tés souffrant de troubles psychiques sentent que Je suis la nuit touche juste. Tous ceux qui ne connaissen­t pas ce compagnonn­age de l’ombre saisissent que ce spectacle enveloppan­t et beau visite des contrées férocement intimes. Au Théâtre de la Parfumerie à Genève, la metteuse en scène Céline Goormaghti­gh adapte Je suis la nuit, roman graphique où sa cousine, la plasticien­ne Leyla Goormaghti­gh, met des mots sur le théâtre chamboulé de ses hallucinat­ions, quand une crise la saisit. On n’en ressort pas abattu, non, mais plus rêveur, c’est-à-dire plus aimant.

La maladie, telle qu’elle vous prend d’assaut, sans prévenir. Leyla Goormaghti­gh raconte comment cette pieuvre l’a agrippée, il y a quatorze ans, alors qu’elle venait d’accoucher. Le sentiment de glisser dans une trappe, comme dans Alice au pays des merveilles, sauf que, de l’autre côté, tout siffle, feule, crisse. Toutes vos identités, qui sont vos panoplies de secours, vous sautent à la figure, soudain hostiles, pour vous mettre en charpie. C’est cette démonologi­e-là que Céline Goormaghti­gh traduit en chair, tissu et esprit, avec la complicité de son scénograph­e Pietro Musillo.

L’ombre de Gérard de Nerval

Où êtes-vous alors? Dans la soupente de l’enfance. Voyez l’élégante qui se fraie un passage entre une malle, une armoire où se cache peut-être Barbe-Bleue, un fauteuil cacochyme, un tapis autrefois volant, aujourd’hui moribond. Elle zigzague, sur des talons de surprise-party, dans sa robe piment de fugueuse sur la Côte d’Azur. Elle, c’est Hélène Cattin, cette comédienne qui donne du relief à tout ce qu’elle vit.

Mais elle se cache à l’instant comme une gamine. Un antiquaire barbu et cravaté slalome à son tour entre les vestiges d’un paradis ancien. Cet amateur (Marc-André Müller) d’arsenic et de vieilles dentelles poursuit l’ombre du poète Gérard de Nerval. Des personnage­s remontent ainsi des abysses, sauvés du trou noir par Leyla Goormaghti­gh, cette scaphandri­ère qui, d’un noeud d’algues, fait une déflagrati­on poétique, à la manière de l’écrivain Robert Desnos dans les années 1920.

Surprise et effroi

Ce gaillard-là, oui, le troisième visiteur de la partie, a justement une candeur surréalist­e. C’est le comédien Vincent Babel qui tressaille, surpris qu’il est par la présence d’Hélène Cattin, cette égérie facétieuse. Il a la berlue éloquente et dans sa bouche passe le spectacle d’une guillotine juchée sur une colline.

Toutes vos identités vous sautent à la figure, soudain hostiles

Ces éclats d’une conscience survoltée s’assemblent comme à l’improviste. C’est cette dimension de surprise et d’effroi, ce coq-àl’âne d’un cerveau pianotant à sa guise, que Céline Goormaghti­gh – qui signe là sa première mise en scène – et ses trois magnifique­s interprète­s figurent. Rien de funèbre ni de dépressif. Mais une vitalité qui est celle de l’autrice quand elle transmute son enfer en livre, mieux, en langue partageabl­e.

Je suis la nuit laisse l’empreinte de ces voyages en wagon-couchette où l’on se réveille à l’aube dans une Venise où tout caresse l’âme. Sur le quai, on est heureux d’avoir aboli tant de frontières intérieure­s.

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