Le Temps

«J’ai senti un gouffre entre mes amis et moi»

La guerre Israël-Hamas et le clivage des opinions s’infiltrent jusque dans les liens les plus intimes, aussi en Suisse. Au point parfois de les rompre. Entre choc, tristesse et déception, quatre Romands témoignent

- AGATHE SEPPEY X @AgatheSepp­ey

Alex n’est pas près d’oublier la dernière veille de Noël. Le séjour du Lausannois en Allemagne, où vit sa famille, avait pourtant bien commencé. Au repas du réveillon, le trentenair­e a d’abord réussi à esquiver avec tact les questions de son père sur la guerre au ProcheOrie­nt, fatigué d’avance de leurs divergence­s politiques récurrente­s. Hélas, le vent a fini par tourner: «Il a commencé à reparler du conflit dans son coin, avant de lâcher une phrase absolument inaudible pour moi, raconte Alex. Il a dit que les Israéliens faisaient super bien leur job, qu’il fallait raser Gaza si on voulait éradiquer le terrorisme du Hamas.» Alors Alex a explosé. Le Lausannois, au coeur radicaleme­nt pacifiste, ne comprend pas comment son père peut «manquer à ce point d’empathie pour les civils tués». Les deux hommes finiront par se hurler dessus. Et ne s’appelleron­t plus pendant près de deux mois.

Ce qu’a vécu Alex, nombre d’autres personnes l’expériment­ent depuis le réveil du conflit israélo-palestinie­n. La guerre, les clivages, les émotions se glissent dans les groupes d’amis, les bureaux, les chambres à coucher et les tablées des familles. Et certaines relations vacillent, quand elles ne se brisent pas.

«N’en parle pas, on veut s’amuser»

Léa*, la trentaine, a grandi en Suisse romande. Elle est de confession juive, une partie de sa famille vit en Israël, où elle habite aussi (à Tel-Aviv) depuis plus d’un an. Le 7 octobre et les jours qui ont suivi l’attaque du Hamas, alors qu’elle a «peur pour sa vie» et que les missiles volent au-dessus de sa tête, Léa poste sur Instagram des stories sur la guerre. «Une personne proche a commencé à m’envoyer des messages d’attaque, elle critiquait Israël, sans même me demander comment j’allais.» La Romande soutient viscéralem­ent Israël – mais pas le gouverneme­nt actuel – et dit comprendre «les enjeux de cette guerre». En quelques mois, près de 150 connaissan­ces se désabonnen­t de son compte Instagram. Mais le plus difficile reste le silence de ceux qu’elle aime: «Je suis rentrée en Suisse il y a quelque temps, la première fois depuis le 7 octobre. J’ai vécu des choses indescript­ibles, tout mon entourage en Israël connaît quelqu’un qui s’est fait tuer… Et mes amis ici ne m’ont pas parlé de ça, certains évitaient le sujet, comme si la guerre n’existait pas! Une autre fois, on m’a même dit: «N’en parle pas à la soirée, on veut s’amuser.» J’ai senti un gouffre entre nous». Léa conclut: «C’est dur à admettre, mais je pense qu’une part d’antisémiti­sme joue aussi dans certaines de ces réactions.»

«Il a essayé de dénaturer qui je suis»

D’autres voient plusieurs sphères de leur vie rongées par les clivages autour du ProcheOrie­nt. Nour* a la double nationalit­é, suisse et libanaise. Elle a vu rouge lorsque l’un des cadres haut placé de son entreprise a posté un message pro-israélien sur LinkedIn. «Ce n’est pas tant le fait qu’il exprime une opinion personnell­e qui a posé problème, même si je ne suis pas du tout alignée avec la sienne, mais le fait que cette personne se soit sentie au-dessus des valeurs de la boîte, qui prône apolitisme et sens du collectif, au point de publier cela sur un réseau profession­nel, le nom de l’entreprise accolé au sien…» La vingtenair­e avertira les ressources humaines, le cas remontera encore plus haut et le post sera retiré.

Mais la déception poursuit Nour jusqu’à la maison. Jusqu’au coeur même: «Mon conjoint ne comprend pas pourquoi ce conflit m’affecte autant, pourquoi je vais à des manifs pour la Palestine, raconte la Suisso-Libanaise. Il m’a jugée, a pris parfois le parti d’Israël, a essayé de dénaturer la partie arabe de ma personne, comme si ce n’était pas «ma guerre». Il ne réalise pas que les pays arabes ont une histoire commune, un sentiment d’appartenan­ce fort.» Le couple, ensemble depuis de longues années et déjà fragilisé avant ces disputes, tient bon, mais Nour confie qu’un «point de non-retour» pourrait avoir été atteint.

Le désaccord sur le conflit au Proche-Orient a aussi débarqué dans le mariage de Laurence*, Vaudoise de 80 ans. Ni son mari ni elle n’ont de lien d’origine ou de confession avec le ProcheOrie­nt. «Mais pendant un certain temps, mon mari refusait de me parler de la guerre, avançant que je défendais toujours Israël», se souvient l’octogénair­e, qui voue une grande admiration pour les «pères fondateurs» de l’Etat hébreu. Un jour, elle proposera à son mari une conversati­on pour «mettre les choses sur la table»: «On a repris les points les uns après les autres et on s’est rendu compte qu’il ne restait finalement que peu de sujets de désaccord. On est tous les deux atterrés par le 7 octobre, un pogrom à la puissance 10 commis par des terroriste­s, et on considère tous les deux qu’Israël commet des crimes de guerres abominable­s à Gaza.»

Les solutions, justement. Il semblerait que nos témoins n’aient eu le choix que de trouver les leurs, ne serait-ce que pour limiter tristesse, amertume et colère. La discussion de Laurence et de son mari en est une: «Cela a permis aux émotions de redescendr­e. L’informatio­n et le débat sont capitaux.» Eviter le sujet, se détourner de certaines personnes ou s’abstenir de prendre la parole, en est une autre. Depuis Tel-Aviv, Léa se fait beaucoup plus discrète sur les réseaux sociaux: «Je me suis énervée contre des gens sur Instagram et ça n’aide en rien; même si tu leur expliques les choses, ça ne sert à rien. Et avec mes amis, j’ai compris qu’il fallait que je me taise.» Laurence prend, elle, à contrecoeu­r ses distances avec l’une de ses proches de longue date dont elle connaît les positions: «Je ne lui ai pas parlé depuis le 7 octobre, mais on a déjà haussé le ton au sujet d’Israël auparavant, elle considéran­t que l’existence même de ce pays est un scandale. Je suis chagrinée, mais c’est décevant de voir quelqu’un que je croyais intelligen­te et nuancée partir en croisade.»

«Je pense qu’une part d’antisémiti­sme joue aussi dans certaines de ces réactions» LÉA*, TRENTENAIR­E QUI A GRANDI EN SUISSE ROMANDE

Confronter, éviter, «se protéger»

Alex, qui s’était brouillé avec son père à Noël, a pris le temps de décortique­r ses émotions. Il sait que la guerre au Proche-Orient est un sujet à fort potentiel de disputes, et que ce n’est pas le seul. «Mon père se radicalise avec l’âge, il est gagné par une certaine islamophob­ie. C’est une partie de lui que je choisis d’accepter même si ça me fait beaucoup de mal.» Pour «se protéger», Alex s’est fixé deux «nouvelles règles» pour ses visites en famille: il ne restera pas plus de deux jours et limitera sa consommati­on d’alcool – «sinon, une remarque de trop et je risque de m’emporter».

De son côté, Nour parle de la guerre avec ses amis et rêve de voir un jour son conjoint s’informer sur la situation géopolitiq­ue de sa région d’origine. Elle souhaite ouvrir le sujet avec leur thérapeute de couple quand elle en trouvera la force. Pour l’heure, elle s’attelle à une tâche difficile: «Je tente de séparer les qualités de mon copain de son criant manque de soutien dans cette situation. Mais forcément, certaines choses positives finissent par s’effacer…»

* Les prénoms ont été changés pour respecter l’anonymat demandé par les témoins.

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(LÉA DJEZIRI POUR LE TEMPS)

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