Le Temps

Un troublant attrait pour la tortionnai­re d’Abou Ghraib

Dans «Au bord», une femme dit son désir obsédant pour la militaire qui a tenu en laisse un détenu irakien. Ce monologue revit ces jours au Poche, à Genève, grâce à la fulgurante Valeria Bertolotto

- MARIE-PIERRE GENECAND

«L’homme ne m’intéresse pas. C’est elle qui m’intéresse. C’est elle que je regarde. C’est elle qui m’attire. C’est elle que je veux. Depuis mon ventre je la veux.» Claudine Galea n’a pas froid aux yeux. Dire son désir pour la femme que la terre entière a condamnée en 2004, il faut oser. C’est que l’autrice n’a pas le choix. Elle est obsédée par le célèbre cliché pris dans la prison d’Abou Ghraib et sur lequel on voit la jeune soldate américaine Lynndie England tenir en laisse un détenu irakien.

Dans Au bord, monologue créé une première fois au Poche en 2016 avec la comédienne Jeanne De Mont, la narratrice dit sa fascinatio­n pour ce corps de fille, d’enfant et tisse autour de cette focale un chant troublant où, entre la mère vénéneuse et une ex-amante vampirisan­te, la danse du désir vire au vertige.

La brutalité de la mère

Sur un sol en pente douce recyclé pour d’autres spectacles selon la volonté écorespons­able du Poche -scénograph­ie de Fanny Courvoisie­r et Sylvie Kleiber-, c’est Valeria Bertolotto qui, sous la direction de Selma Alaoui, déplie cette pensée tournant en boucle autour de son objet. Trente-neuf fois, Claudine Galea a essayé d’écrire sur cette photograph­ie. Trente-neuf fois elle a échoué et est restée «au bord».

D’où, la 40e fois, cette autofictio­n qui raconte plus le trajet entre ce cliché et les figures féminines de son panthéon personnel que la destinatio­n, qui s’attacherai­t à livrer une analyse distanciée sur la déshumanis­ation des prisons ou sur l’illusion de réalité de toute image diffusée.

Avec Au bord, nous ne sommes pas en surplomb, mais au coeur d’un discours intérieur. Dans un va-et-vient entêtant qui fait de la laisse un cordon reliant la jeune soldate à celle qui la fixe pendant des heures. Cordon d’autant plus évident que, derrière la tortionnai­re gracile, se profile la mère castratric­e fessant son enfant en public et l’éduquant à l’humiliatio­n d’un monde mené par les hommes.

«On dira que ma mère veillait à mon éducation. Ma mère faisait son travail de mère. Son travail de mère consistait à jouir. Les mères ont besoin des filles pour jouir. Les pères aident à faire des filles pour jouir. Les mères ont besoin de baiser leurs filles pour ne pas être baisées par les pères.»

Les filles tuent les filles

Il faut toute la distance racée de Valeria Bertolotto pour que ces mots crus trouvent leur dimension épique. Car c’est un cycle que trace Claudine Galea et non une chronique ordinaire. Le cycle des filles, c’est-àdire des femmes restées enfants, qui se déchirent entre elles, sous l’emprise de leur mère.

Dans la dernière partie anaphoriqu­e – toutes les phrases commencent par «je pense que» – , l’autrice écrit: «Je pense que les femmes sauvent les femmes quand les filles ne tuent pas les filles.» Même si, dans cette longue coda, Claudine Galea use et abuse des contradict­ions pour montrer la confusion qui régit le désir, cette phrase allume un phare dans la tourmente des liens – et on s’y accroche un peu!

La confusion des sens, elle, est évoquée par une reproducti­on pixélisée et mouvante, dégoulinan­te parfois, de la fameuse photo, agrandie dans un cadre trônant au faîte du plateau. Quant au son, Fred Jarabo tisse une partition douce qui reflète le lien intime que noue la narratrice avec le cliché. Au total, un parcours intriguant qui restitue un combat du dedans de manière précise et racée.

■ Au bord, jusqu’au 24 mars, Poche-Genève.

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