Boudry, ses habitants et leur exaspération
En marge de la visite du conseiller fédéral Beat Jans au centre fédéral d’asile de Boudry, «Le Temps» est parti à la rencontre des habitants de la commune neuchâteloise. S’ils constatent certaines améliorations, leur ras-le-bol face aux incivilités reste
Il fut un temps où la renommée de Boudry venait de ses flancs de coteaux couverts de vignoble, de son château, de ses sentiers bordant l’Areuse, de son imposant viaduc en pierre de taille, ou encore de son centre historique qui vit naître le chocolatier Philippe Suchard et Jean-Paul Marat, figure de la Révolution française. Mais jamais sans doute la petite ville neuchâteloise n’a autant capté l’attention que depuis l’ouverture du centre fédéral d’asile (CFA) de Perreux en 2019. Au grand dam de ses 6300 habitants.
En cause, des incivilités récurrentes dont l’ampleur a évolué au rythme de la crise de l’asile. Elles ont atteint leur paroxysme l’an dernier, lorsque le CFA accueillait jusqu’à 800 personnes pour une capacité de 500 places. «Je suis là depuis 30 ans et je n’ai jamais vu ça. On ne croise plus personne dans la rue après 22 heures tellement les gens ont peur… C’est l’enfer», déplore Frédéric*, un restaurateur de la place dont l’établissement a été cambriolé par un requérant.
«Il faut agir avant que quelqu’un ne pète un plomb»
Il est le premier d’une dizaine d’habitants rencontrés au hasard d’une journée passée à arpenter Boudry. Tous font la distinction entre la petite minorité de requérants qui posent problème et les centaines d’autres qui ne font jamais parler d’eux. «Nous sommes prêts à accueillir les familles et les personnes qui viennent de pays en guerre, mais nous ne voulons plus des hommes seuls, généralement originaires d’Afrique du nord, qui harcèlent les jeunes filles et les aînés et commettent des vols. Il faut faire quelque chose avant que quelqu’un ne pète un plomb et ne fasse justice», tonne Frédéric.
A la suite des cris d’alarme lancés par la population, la conseillère fédérale Elisabeth Baume-Schneider s’est rendue à Boudry l’an dernier pour prendre la mesure de la situation. Dans le ciel nuageux de ce début de semaine, un hélicoptère Super Puma de l’armée annonce la venue de son successeur Beat Jans, mercredi. Il répond à l’appel du Conseil d’Etat, qui a récemment fait savoir à la Confédération que, «sans amélioration significative», il envisagerait de ne pas reconduire au-delà de 2033 l’accord pour l’exploitation du site.
Entre ces deux visites, des mesures ont été prises pour renforcer la sécurité des habitants. En novembre dernier, des agents de sécurité ont été déployés dans les rues et dans les transports publics. Difficile aujourd’hui de passer plus de dix minutes à proximité du terminus du tram sans voir passer l’une de leur patrouille, ou une voiture de police.
«Les choses se sont beaucoup calmées depuis. Je touche du bois», confie Sylvie*, la gérante d’un magasin d’alimentation occupée à remplir ses rayons. Elle est arrivée en poste il y a un an. «C’était infernal. Certains requérants arrivaient par groupe de 10 ou 15 et insultaient les clients et le personnel, commettaient des vols, se comportaient mal avec les femmes. Ils prenaient de l’alcool qu’ils allaient ensuite boire vers le tram… Beaucoup de gens n’osaient plus venir faire leurs courses ici.»
Une batte sous le comptoir
Sylvie évoque la pétition qui a été lancée par le comité Bien vivre à Neuchâtel, qui demande que le CFA soit réaffecté en établissement pour les femmes et les familles, ou sa fermeture dans un délai de six mois. «Il ne faut pas mettre tout le monde dans le même panier. Il y a parmi nos clients des requérants respectueux avec qui tout se passe très bien.»Au Denner Express du village voisin de Cortaillod, tenu par Evelyne, le constat est similaire. «On a encore 2 ou 3 vols par semaine, surtout du champagne, de l’alcool et des bières. Avant, c’était 1 ou 2 par jour! Mais ça reste difficile de travailler dans ces conditions. Si on bosse dur, ce n’est pas pour se faire voler le peu de marge qu’on gagne. Pour le moment, je continue de m’accrocher», lâchet-elle avec les yeux embués.
Placé aux premières loges des allées et venues des résidents du centre, derrière le comptoir de son kiosque, Christophe* constate également l’accalmie. Avant d’enchaîner sur toutes les scènes auxquelles il a assisté ces dernières années. «Au début du centre, ici, c’était Bagdad! Quand j’ai vu un vieil homme se faire cogner dessus par un groupe qui voulait lui piquer sa chaîne en or, je suis sorti avec ma batte de base-ball pour les faire déguerpir!» Il évoque encore des bagarres généralisées dans un parc public, une jeune fille prise à partie dans une ruelle qui a trouvé refuge dans son kiosque, des vols à l’étalage, des paiements sans contact avec des cartes volées. «Mais déplacer le centre ne ferait que déplacer le problème», poursuit le jeune homme.
Un jour il s’est fait voler sa trottinette et s’est rendu à Perreux pour voir s’il la retrouvait. «Sur place, j’ai vu des familles tranquilles qu’on ne voit jamais au village, et un homme d’origine africaine qui pleurait parce qu’il s’était fait rouler par des passeurs. Ils lui avaient promis qu’en Suisse, il pourrait travailler pour soutenir sa famille, et il s’est retrouvé au CFA. Tout ce qu’il voulait, c’était rentrer chez lui.» Pour Christophe, ce centre, «c’est 95% de malchanceux qui méritent d’être aidé et 5% de mecs qui n’ont rien à faire là et qui foutent la merde.»
Pour rallier le CFA, ses résidents empruntent la rue Louis-Favre, coeur historique de Boudry, que certains appellent désormais le «chemin des requérants» en indiquant que l’on ne peut plus y garer son véhicule sans crainte de le voir pillé. C’est ici qu’habite et travaille le vigneron Christian Kuffer. Ce dernier relativise: «Nous avons peu de problèmes avec les requérants dans la rue, et il n’y a aucune preuve que ce sont eux qui font des dégâts sur les voitures.»
Devant la porte de sa cave, il vend du raisin et du miel en libre-service. «La caisse est dehors, elle n’a jamais été volée. Dans tous les villages, il y a des incivilités. Mais ici, on met tous nos maux sur le dos du centre. Les jeunes qui squattent mes cabanes dans les vignes ou qui dealent sous le pont de l’autoroute, ce sont des bons Suisses.» Lui s’inquiète davantage pour ses amis de couleur nés en Suisse, qui vivent à Boudry depuis des années, et qui se font aujourd’hui malmener en raison d’amalgames.
Le «chemin des requérants» se poursuit vers des zones de villas. Au fil des mètres, les caméras de surveillance se font de plus en plus fréquentes sur les façades des bâtiments. Au chemin de Praz, l’un quartier les plus proche du CFA, pratiquement toutes les entrées de maisons en sont équipées. Sur les portes et les boîtes aux lettres, des autocollants préviennent que les propriétés sont sous alarmes. Fabio Almeida, entraîneur d’une équipe de foot junior, sors de chez lui en compagnie de son fils de dix ans pour aller taper dans le ballon. «Il y a beaucoup de vols dans les jardins et les maisons, et dans les voitures dès qu’on oublie de les fermer.»
Une scène vécue au village l’a particulièrement choqué. «Au kiosque, un Maghrébin se vantait en disant qu’il venait de Paris et qu’au centre il parlait arabe. Son seul but, c’était de se faire de l’argent. Il s’en fichait de ne pas pouvoir rester. Ça m’a rendu fou.» Un témoignage corroboré par Christophe: «Certains sont des mecs des cités. Il y en a un qui m’a dit qu’il venait de sortir de prison. Ils n’ont rien à perdre…»
Pour Fabio, le CFA est trop grand. «Depuis notre salon, on voit le centre. Il ne se passe pas une nuit sans que les feux bleus n’interviennent. La journée, mon fils fait ce qu’il veut, mais le soir on ne le laisse pas rentrer seul. Ce n’est pas normal. Chaque canton devrait avoir sa responsabilité pour pouvoir mieux contrôler ce qu’il se passe.»
A 200 mètres de là, dans un autre quartier résidentiel, Julie rentre chez elle après une journée d’école, sac sous le bras. La lycéenne de seize ans a récemment fait un exposé sur les centres fédéraux d’asile: «Je vis à côté, je voulais savoir comment ça fonctionne.» Elle et ses copines ont régulièrement subi des comportements inappropriés. «Qu’on me dise que je suis jolie, pourquoi pas, mais certains se frottent contre vous ou vous prennent en photo… C’est inacceptable.»
«Si un jour j’ai des enfants, je ne veux pas qu’ils grandissent à Boudry»
JULIE*, UNE LYCÉENNE DE BOUDRY
«Tout ce qu’on veut, c’est pouvoir se promener»
Désormais, Julie évite le centreville de Boudry les soirs de weekend, et ne rentre plus jamais seule. «C’est fatigant et c’est un grand sujet de débat avec mes amis. Certains disent qu’il faut fermer le centre, mais il y a aussi des familles adorables qui s’y trouvent et qui ont besoin de sécurité. Tout ce qu’on veut, c’est pouvoir se promener tranquille.»
Si elle salue les mesures prises dans les transports publics, qui ont permis d’améliorer le sentiment de sécurité, Julie ne peut que constater son impuissance face à cette situation. Et résume en une phrase coup de poing le désespoir auquel fait face une commune qui attend urgemment des réponses de Beat Jans: «Si un jour j’ai des enfants, je ne veux pas qu’ils grandissent à Boudry.» ■