Le Temps

Réarmer Kiev via les gains sur les avoirs russes gelés?

Les dirigeants des Vingt-Sept débattront dès aujourd’hui de la propositio­n de la Commission européenne. Moscou brandit la menace de nouvelles poursuites judiciaire­s. La Suisse suit le dossier de près

- X @vdegraffen­ried VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, BRUXELLES

Les chefs d'Etat ou de gouverneme­nt des 27 pays membres de l'UE en débattront lors du sommet européen de deux jours qui démarre aujourd'hui à Bruxelles. Et rien n'est gagné. La Commission européenne a dévoilé hier l'ambitieux plan qui leur sera soumis: elle propose d'affecter 90% des revenus exceptionn­els générés par les actifs souverains russes immobilisé­s au sein de l'UE au réarmement de l'Ukraine. Voilà qui promet de vives discussion­s. Moscou dénonce une forme de «banditisme» et annonce déjà des poursuites judiciaire­s «sur plusieurs décennies». Egalement concernée, la Suisse observe la situation de près.

Risques financiers

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, avait déjà insisté en février sur le besoin d'utiliser les près de 2,5 à 3 milliards d'euros de revenus qui seront générés cette année par les avoirs russes bloqués en Europe pour réarmer l'Ukraine. Un changement de paradigme important puisqu'il n'était jusque-là question que de «reconstruc­tion». Pour mettre les chances de leur côté, la Commission et le haut représenta­nt de l'UE pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, Josep Borrell, n'ont pas proposé d'utiliser l'intégralit­é des montants saisis pour financer l'achat d'armes via le fonds «Facilité européenne pour la paix»: 10% devraient être versés au budget central de l'UE, «pour renforcer la capacité de défense de l'industrie ukrainienn­e».

La propositio­n s'inscrit dans un contexte où Volodymyr Zelensky multiplie les appels à l'aide, alors que le Congrès américain bloque toujours une enveloppe de près de 60 milliards de dollars. Les pays de l'UE n'ont par ailleurs pas tenu leur promesse de livrer un million de munitions à Kiev d'ici à fin mars et leurs arsenaux se vident.

Le débat provoque des discussion­s animées au niveau du G7. Les EtatsUnis poussent l'Europe à «confisquer» ces avoirs et à verser l'intégralit­é des montants à l'Ukraine. Or des obstacles juridiques complexes s'érigent, raison pour laquelle l'UE ne se penche que sur les bénéfices produits par ces avoirs et non les avoirs eux-mêmes. Les menaces émanant de la Russie et les risques sur les marchés financiers pèsent aussi dans la balance. Moscou a d'ailleurs une nouvelle fois fait part de sa colère hier. «Les Européens doivent être bien conscients des dégâts que de telles décisions pourront causer à leur économie, leur image, leur réputation de garants fiables de l'inviolabil­ité de la propriété», a averti le porte-parole du Kremlin, Dmitri Peskov.

Dans cette saga, une première décision importante a été prise le 12 février dernier. A partir de cette date, les dépositair­es centraux de titres détenant des réserves et des actifs de la Banque centrale de Russie d'une valeur supérieure à 1 million d'euros doivent mettre les revenus générés sur des comptes séparés. Ils ne peuvent ni disposer de ces bénéfices ni les distribuer aux actionnair­es. Ce sont uniquement les revenus générés à partir du 15 février qui profiteron­t à l'Ukraine. Les près de 4 milliards d'euros de bénéfices engrangés en 2022 et en 2023 resteront entre les mains d'Euroclear, société internatio­nale de dépôt et de versement d'actifs financiers, qui a fait savoir que l'argent servirait à couvrir des frais juridiques.

Kiev pourra par contre également profiter cette année d'environ 1,7 milliard d'euros de la Belgique, une manne qui provient de la taxation des bénéfices produits par les avoirs russes bloqués. La Belgique est particuliè­rement concernée puisqu'elle abrite le siège d'Euroclear, où 192,5 milliards d'euros d'actifs souverains russes sont immobilisé­s, soit l'immense majorité des 210 milliards bloqués au sein de l'UE.

Des pays réticents

Si les Vingt-Sept valident la propositio­n de la Commission, les versements se feront deux fois par année, avec une première enveloppe dès juillet. Mais les blocages sur la manière dont le fonds doit être utilisé seront inévitable­s. «Malgré l'urgence, rien ne permet à ce stade de dire que les Vingt-Sept s'entendront sur une solution lors de ce sommet», souligne un fonctionna­ire. L'idée d'utiliser les revenus des avoirs russes pour acheter des armes à l'Ukraine reste controvers­ée. La Hongrie et la Slovaquie font partie des pays réticents, officielle­ment par crainte de favoriser une escalade militaire. Mais d'autres, comme Malte, respectent une politique de neutralité depuis des décennies et ne peuvent pas fournir d'armes à des pays étrangers.

La Suisse continue de suivre les développem­ents de près, mais reste prudente tant qu'aucune décision concrète n'est adoptée. L'ambassadri­ce suisse en poste à Moscou a été convoquée la semaine dernière après un vote au parlement fédéral. La somme totale des réserves et actifs de la Banque centrale russe immobilisé­s en Suisse s'élève à environ 7,4 milliards de francs, selon le Secrétaria­t d'Etat à l'économie. ■

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