Un historien doute des allégations de nazisme à l’encontre du fondateur de Rolex, Hans Wilsdorf
«Dans les rapports de police que l’on trouve dans les archives, il y a parfois des rumeurs ou des approximations»
MARC PERRENOUD, SPÉCIALISTE DES DOCUMENTS DIPLOMATIQUES SUISSES
Un rapport de police de 1941, mis au jour dans l’ouvrage de Pierre-Yves Donzé sur Rolex, qualifie Hans Wilsdorf de «fervent admirateur du régime hitlérien». L’historien Marc Perrenoud relativise ces allégations et la Fondation Hans Wilsdorf promet l’ouverture d’une enquête
C’est une mention qui figure en pied de la page 122. Dans son ouvrage publié cette semaine sur la marque horlogère Rolex (La Fabrique de l’excellence, Editions Alphil), l’historien Pierre-Yves Donzé évoque le fait qu’en 1941, les autorités britanniques «suspectent Hans Wilsdorf de sympathies pour le régime nazi et lui refusent des visas d’exportation vers le RoyaumeUni pour ses montres».
L’historien ajoute quelques mots de contexte à propos de cette surprenante découverte: «En juin 1941, les autorités britanniques enquêtent sur Hans Wilsdorf, citoyen britannique mais d’origine allemande, et dont le frère serait actif au Ministère allemand de la propagande, dirigé par Joseph Goebbels. Elles contactent les autorités suisses.» Pierre-Yves Donzé évoque ensuite un rapport de la police de sûreté du canton de Genève, dont les conclusions sont sans équivoque: Hans Wilsdorf serait un «fervent admirateur du régime hitlérien» et connu des services de police comme «nazi».
La Fondation Hans Wilsdorf, structure philanthropique qui détient Rolex, est connue en Suisse et à Genève pour les centaines de millions de francs qu’elle injecte chaque année dans la formation, la culture, le sport ou le social – et les médias, puisqu’elle compte parmi les trois structures qui financent la Fondation Aventinus, propriétaire du Temps. Jamais des soupçons de nazisme à l’encontre de son fondateur n’avaient été mis au jour. Contacté, un historien spécialisé a étudié ce dossier et met ces accusations en doute. La fondation annonce, elle, l’ouverture d’une enquête indépendante.
Aux sources d’une investigation genevoise
Le Temps s’est plongé dans les archives fédérales pour retrouver l’intégralité de ce document daté du 9 août 1941. Il s’agit en fait d’un rapport remis par la police genevoise à Werner Balsiger, chef du service de police du Ministère public fédéral, qui a ensuite lui-même transmis ledit rapport à la division des affaires étrangères du Département politique fédéral, l’actuel DFAE.
Ce sont deux pages A4 rédigées à la machine à écrire et signées par l’«inspecteur Ritschard». «Par la pièce jointe au présent rapport, Monsieur Balsiger, chef du service de police du Ministère public fédéral, demande une enquête sur le nommé Hans Wilsdorf, directeur de la «Rolex Watch Co. S.A.», fabrique de montres, d’origine allemande, mais qui serait naturalisé Anglais. Le susnommé aurait un frère qui travaillerait au Ministère de la propagande à Berlin.»
Après une description sommaire de la biographie de Hans Wilsdorf (naissance en Bavière à Kulmbach le 22 mars 1881, stage de deux ans à La Chaux-de-Fonds (NE) chez l’exportateur horloger Cuna Korten, voyage à Londres), l’inspecteur Ritschard écrit: «Dans notre ville, M. Wilsdorf a tout d’abord été domicilié à la campagne «Bartholoni» dont il avait acheté une partie en 1924. Actuellement, il habite depuis le 1er janvier 1940 au Quai Gustave Ador 56. M. Wilsdorf est naturalisé anglais. Il est fortuné. Actuellement il dirige la fabrique de montres «Rolex Watch Co. S.A.», passage du Terraillet.»
Le policier poursuit: «Des renseignements recueillis, il ressort que Wilsdorf est un fervent admirateur du régime hitlérien. Il ne se cache pas pour manifester sa satisfaction lorsque des événements favorables à l’Allemagne se produisent. Nous n’avons par contre pas remarqué ni appris qu’il fasse de la propagande pro-hitlérienne ou qu’il ait une activité suspecte.»
«Sensible, complexe et étonnant»
L’auteur du rapport précise que «le susnommé n’est pas défavorablement connu de nos services judiciaires et n’a pas subi de condamnations dans notre ville. Au point de vue politique, Wilsdorf est connu de nos services comme «nazi». Un contrôle postal de sa correspondance a été effectué en 1940, mais rien de suspect n’a été relevé à cette époque-là. En date du 28 juillet 1941, le susnommé ne figurait pas au Casier judiciaire central suisse à Berne.» En ce qui concerne son frère, «il ne nous a pas été possible d’établir s’il travaille effectivement au Ministère de la propagande à Berlin».
Le Temps a sollicité l’historien Marc Perrenoud, spécialiste des documents diplomatiques suisses, auteur de nombreux ouvrages sur les relations extérieures et l’économie suisses notamment pendant la Seconde Guerre mondiale et qui fut conseiller scientifique de la Commission Bergier, pour étudier ce document. Il le juge «sensible, compliqué et étonnant».
Trois éléments qui font douter
«Il faut comprendre le contexte, commence l’historien. A la base, c’est Rolex qui se plaint auprès de la Chambre de commerce de Genève et des autorités fédérales car les Britanniques n’autorisent plus leurs exportations. Les diplomates suisses ont soulevé ce problème avec leurs homologues britanniques, ont contacté la police des étrangers et demandent des informations à Genève.» Voilà pour le point de départ.
Toutefois, selon l’historien, à partir de là, la plus grande prudence est de mise. «On ne peut pas dire que l’affirmation de ce policier genevois atteste des opinions politiques de Hans Wilsdorf. Dans les rapports de police que l’on trouve dans les archives, il y a parfois des rumeurs ou des approximations, des informations imprécises ou erronées…»
Ce qui pousse le spécialiste à affirmer cela? «Trois éléments: d’abord, je ne trouve aucune trace de Hans Wilsdorf ou de Rolex dans les listes noires publiées par les Alliés dans le cadre de la guerre économique contre l’Axe. Plus de 1600 personnes physiques et morales de Suisse y seront inscrites par les Alliés. Si les informations du policier Ritschard avaient été prises au sérieux, si Hans Wilsdorf avait effectivement été un nazi, cela serait apparu dans ce contexte et dans les études historiques récentes. Ensuite, on voit dans des archives des années suivantes que la diplomatie suisse a agi en faveur de Rolex, ce qu’ils n’auraient pas fait en 1946 s’ils avaient des preuves de sa proximité avec les nazis…»
Troisième élément pointé par Marc Perrenoud: les Suisses n’ont manifestement pas transmis ce courrier aux Britanniques. «Ce rapport date du 9 août 1941. Or, dès 1940, il existait une commission mixte réunissant des diplomates suisses et britanniques, qui discutaient de la guerre économique lors de nombreuses séances. Après la séance du 4 juin 1941, les Anglo-Saxons ne reviendront plus sur ce cas dans les séances ultérieures. Ni les Britanniques, ni les Américains (qui rejoignent la Commission mixte lorsqu’ils entrent en guerre en décembre 1941). Cela me laisse penser qu’ils n’avaient pas d’informations solides pour pouvoir mettre Hans Wilsdorf sur la liste noire.»
Lors de la séance du 4 juin 1941, il est mentionné que le frère de Hans Wilsdorf serait très actif au Ministère allemand de la propagande mais aucune autre information n’a été trouvée, note Marc Perrenoud. «Les Suisses n’ont manifestement pas jugé bon d’enquêter davantage…»
La fondation ouvre une enquête
Contactée, la Fondation Hans Wilsdorf dit avoir «eu connaissance récemment de ce rapport [de police]. Ce contenu appelant à la plus grande des prudences, la fondation a souhaité approfondir la question en mandatant une première recherche documentaire qui est en cours.» Dans un courriel en réponse aux questions du Temps, la fondation dit «avoir été surprise de découvrir le contenu de ce rapport qui contraste fortement avec ce que l’on sait du fondateur. Elle prend la question au sérieux, même si ces accusations reposent uniquement sur les allégations d’un inspecteur de la police genevoise.» Elle mentionne également, comme indiqué plus haut, «qu’aucun élément à charge objectif n’est ressorti du rapport de police».
Questionnée sur la possible présence du frère de Hans Wilsdorf au Ministère allemand de la propagande, la fondation répond «n’en rien savoir. A nouveau, les accusations reposent sur les allégations d’un même inspecteur. En tout état de cause, Hans Wilsdorf n’est pas responsable des agissements de son frère.» Enfin, la fondation dit «prendre ces allégations au sérieux et va mandater un historien indépendant, expert de cette période, pour mener une enquête historique complète».
L’auteur du livre, Pierre-Yves Donzé, lui, dit avoir choisi de mentionner ce rapport sur lequel il est tombé dans ses recherches «pour ne pas être accusé de l’avoir passé sous silence» mais en simple note de bas de page. «Cette affaire n’était que très indirectement liée à la thématique de mon livre.» ■