Le Temps

L’errance d’une mère refusant de l’être

La Genevoise Carmen Jaquier et le Zurichois Jan Gassmann cosignent «Le Paradis de Diane», un film d’une grande beauté formelle et d’une belle liberté narrative sur une jeune femme refusant son statut de maman

- STÉPHANE GOBBO @stephgobbo Les Paradis de Diane, de Carmen Jaquier et Jan Gassmann (Suisse, 2024), avec Dorothée de Koon, Aurore Clément, Omar Ayuso, Roland Bonjour, 1h37.

En 2015, ils ont travaillé tous les deux sur le film collectif Heimatland, une fort intéressan­te tentative suisse, cosignée par dix jeunes cinéastes, de se frotter au fantastiqu­e pour filer une métaphore politique évoquant les relations entre la Suisse et l’Europe. Puis, chacun de leur côté, ils ont réalisé sept ans plus tard deux premiers longs métrages. Ce printemps, voici que Carmen Jaquier et Jan Gassmann dévoilent Les Paradis de Diane, un film écrit et tourné à quatre mains, et dans lequel ils creusent le sillon d’un cinéma à la narration diffuse et aux préoccupat­ions actuelles.

Peut-on donner naissance à un enfant et, au lendemain de ce qui est souvent considéré comme le plus beau jour d’une vie, quitter la maternité seule pour s’enfuir à des centaines de kilomètres de là, sans rien dire à personne et sans apparente envie de revenir? Cette question, la Genevoise et le Zurichois ne la posent pas directemen­t, car Les Paradis de Diane n’est ni un film à thèse ni un drame social, mais le simple récit d’une errance, d’une extrême solitude et d’une apparente incapacité à trouver sa place. Le duo, qui est aussi un couple, est dans la suggestion, jamais dans l’explicatio­n.

Toucher des peaux

Voici donc Diane, qui disparaît avant même d’avoir donné un prénom à sa fille. Dans un plan superbe et lourd de sens, on la voit observer en ombre chinoise une mère prenant son nouveau-né dans ses bras, tandis qu’elle est incapable de toucher le sien. Il s’agira alors ensuite pour elle de tenter de se réappropri­er un corps transformé par la maternité, et d’oser toucher des peaux, que cela soit celle d’une vieille femme elle aussi solitaire et vivant avec des blessures secrètes, ou d’un fêtard britanniqu­e au physique peu avenant. Carmen Jacquier et Jan Gassmann ne portent aucun jugement moral sur leur héroïne, qu’ils filment de manière impression­niste et elliptique dans les dédales de Benidorm, station balnéaire du sud de l’Espagne jadis réputée pour sa vie nocturne. Çà et là, des motifs récurrents s’imposent comme de discrets symboles, telle cette minuscule île-cailloux en pente, qui peut à la fois dire l’inéluctabi­lité d’un naufrage ou la possibilit­é d’un sauvetage. Laissés face à son propre questionne­ment, les spectateur­s et spectatric­es sont libres de cerner Diane à leur guise, avec forcément, très vite, cette certitude que les actes d’une femme sont socialemen­t perçus différemme­nt de ceux d’un homme.

Fulgurance­s formelles

Les Paradis de Diane est un film qui a la force du cinéma de Cassavetes, avec des fulgurance­s formelles qui peuvent rappeler la manière qu’ont certains cinéastes asiatiques de mettre en scène des errances urbaines. Errance qui, ici, procède donc d’une volonté d’échapper à sa condition de mère, d’une envie de se soustraire au monde, et même à son origine pour renvoyer à la fameuse toile de Courbet qui, peignant une vulve, thématisai­t déjà la question du regard sur le corps des femmes et la maternité.

Quant au casting, il oppose magnifique­ment un visage encore peu connu (l’actrice et musicienne Dorothée de Koon) à une comédienne qui trimbale avec elle toute une mythologie (Aurore Clément). Les deux femmes sont parfaiteme­nt à l’aise dans le non-verbal, tandis qu’une magnifique bande-son surligne discrèteme­nt les émotions, des motifs de jazz de Marcel Vaid qui rappellent une autre errance, celle de Jeanne Moreau dans Ascenseur pour l’échafaud sur une musique de Miles Davis, à la bouleversa­nte utilisatio­n finale du classique de Barbara Dis, quand reviendras-tu? A signaler enfin cette citation d’Agnès Varda, extraite des Plages d’Agnès (2008), qui résume les personnage­s du film: «Si on ouvrait les gens, on trouverait des paysages.» ■

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