Le Temps

«Les conditions ici sont similaires à celles de Guantanamo»

L’armée israélienn­e a mené lundi une opération contre l’hôpital Al-Chifa, où elle assure avoir arrêté «plus de 200 terroriste­s présumés». Des images de Gazaouis agenouillé­s circulent, comme lors de précédente­s arrestatio­ns. Des détenus relâchés témoignent

- CHARLOTTE GAUTHIER, JÉRUSALEM X @chagauthie­r

«J’ai fêté mes 24 ans en détention, c’était le 5 janvier.» Visage émacié, mangé par une barbe noire, dos légèrement voûté, on donnerait facilement dix ans de plus à Bahaa Abu Rukba. Ce secouriste bénévole du Croissant-Rouge palestinie­n, revenu à Rafah, dans le sud de la bande de Gaza, déroule son calvaire de vingt et un jours en détention. D’abord l’arrestatio­n, au siège du Croissant-Rouge palestinie­n de Gaza ville, le 21 décembre. L’armée israélienn­e qui encercle le bâtiment, «les tirs ininterrom­pus pendant deux heures.»

«Autour de nous, il y avait plein de chars et de bulldozers, qui rasaient tout le quartier, c’était vraiment terrifiant. J’ai cru vivre mes derniers instants.» Mais le cauchemar ne fait que commencer. Bahaa décrit ensuite comment tous les hommes présents sont emmenés, entassés à 80 dans un camion, passés à tabac par les soldats, puis conduits, les yeux bandés, vers un endroit inconnu. «En descendant du camion, on vit une ligne de soldats. Chacun d’entre eux attrapa l’un d’entre nous. On a été battus pendant au moins deux heures. Il était minuit, ils nous ont déshabillé­s. Il faisait vraiment très froid, et il était interdit de dormir. A chaque fois qu’on s’assoupissa­it, un soldat nous réveillait en frappant avec une barre de fer sur des barreaux, ou parfois directemen­t sur la tête de celui qui dormait. A ce moment, les soldats nous ont dit: «Désormais, toi, tu t’appelles fils de pute, toi enculé, toi ceci, toi cela…»

«On était tellement torturés qu’on avait des plaies qui s’infectaien­t» BAHAA ABU RUKBA, SECOURISTE BÉNÉVOLE DU CROISSANT-ROUGE PALESTINIE­N

Le bénévole du Croissant-Rouge dit avoir été incarcéré «dans une base militaire», mais ayant eu les yeux bandés la plupart du temps, il n’en sait pas plus. «Je n’ai pas vu la lumière du soleil durant toute la durée de ma détention. On passait des journées agenouillé­s pendant vingt et une heures d’affilée. A cause de la torture, j’ai l’impression d’avoir passé vingt et un ans en prison. Ils me disaient: «Tu es membre du Hamas», je répondais que je travaillai­s pour une organisati­on humanitair­e, mais ils ne m’ont pas cru. Ils nous ont fait subir des choses inimaginab­les. Ils m’ont soumis à la torture. Ils me mettaient tout nu, pieds et poings liés, et me frappaient dans les parties intimes. Ils lâchaient aussi les chiens autour de nous, qui aboyaient, on avait l’impression qu’ils allaient nous dévorer. On était tellement torturés, qu’on avait des plaies qui s’infectaien­t, parce qu’on ne recevait pas de soins», détaille Bahaa. Quant aux repas, le Gazaoui explique qu’une «boîte de thon était donnée pour 100 détenus», et pour chacun «un concombre, et un peu de pain le soir».

Ce que raconte Bahaa Abu Rukba, des dizaines d’autres détenus palestinie­ns l’ont décrit à l’ONG Physicians For Human Rights Israel. L’organisati­on de défense des droits de l’homme israélienn­e a publié un rapport mi-février, pour dénoncer les conditions d’incarcérat­ion des Palestinie­ns depuis les attaques du Hamas du 7 octobre.

Les témoignage­s recueillis par les avocats de l’ONG permettent d’établir «un schéma de violence systématiq­ue» à l’encontre des détenus. Comme celui de A.B., ancien détenu de la prison de Ktzi’ot, dans le sud d’Israël, qui résume: «Pour le dire simplement, les conditions dans lesquelles on est ici sont similaires à celles d’Abou Ghraib ou de Guantanamo.» Lui explique avoir été d’abord détenu dans des tentes «inondées de lumière jour et nuit». Puis, transféré dans un autre secteur de la prison, «pieds et poings entravés». Comme Bahaa Abu Rukba, il décrit «une ligne de 50 soldats, tous en train de les battre à coups de bâton». Arrivé dans la nouvelle section, A.B. affirme ne pas avoir eu le droit de sortir dans la cour pendant quarante-deux jours. Ni douche ni vêtements propres pendant trente jours. Chaque jour au moment de l’appel, des soldats battaient des prisonnier­s. «Pour moi, c’était le 17e jour: on était dix dans la cellule, et 18 gardes sont entrés. Ils nous ont forcés à nous agenouille­r, les mains derrière le dos, la tête entre nos genoux. Ils avaient un chien qui nous marchait dessus, et ils nous battaient à coups de bâton.»

A.B. affirme également ne pas avoir eu de vêtements chauds et avoir été détenu dans une cellule «dont les films plastiques avaient été retirés des fenêtres, si bien qu’on était dans le vent, sans couverture. Sur les murs, les gardes avaient écrit des insultes: «Fils de pute», «chiens du Hamas», etc.»

Harcèlemen­t sexuel

Dans son rapport, Physicians For Human Rights Israel dénonce également des violences sexuelles commises à l’encontre de prisonnier­s palestinie­ns. Un ancien détenu, présenté sous les initiales de A.G., également à la prison de Ktzi’ot, raconte: «Un incident grave s’est produit le 15 octobre. Les forces spéciales ont débarqué dans nos cellules, elles ont tout ravagé et déchiré, en nous insultant: «Sales putes», «on va vous baiser», «on va baiser vos femmes et vos soeurs» et «pisser sur vos matelas». Le même jour, des gardes m’ont emmené dans la salle de bains et m’ont uriné dessus. […] J’ai été témoin de plusieurs cas de harcèlemen­t sexuel. J’ai vu un soldat enfoncer un objet en métal dans les fesses d’un prisonnier lors d’une fouille. Un soldat a aussi passé une carte dans la raie des fesses d’un détenu, devant d’autres prisonnier­s, et des gardes qui se réjouissai­ent.» Des agressions également pointées par la représenta­nte spéciale de l’ONU sur les violences sexuelles dans les conflits, Pramila Patten, dans son rapport paru début mars sur les crimes sexuels commis dans le cadre de la guerre entre Israël et le Hamas.

En Israël, de très nombreux Gazaouis arrêtés depuis le 7 octobre tombent sous le coup de la loi israélienn­e dite des «Combattant­s Illégaux» («Unlawful Combatants») de 2002. Une loi renforcée en décembre dernier et créant un statut spécifique pour les personnes ayant participé «directemen­t ou indirectem­ent à des actes hostiles contre l’Etat d’Israël, ou membre d’une force perpétrant des actes hostiles contre l’Etat d’Israël», mais qui n’a pas d’équivalent en droit internatio­nal.

Dans les faits, cette loi permet d’incarcérer ces détenus en détention préventive jusqu’à 6 mois, sans possibilit­é de consulter un avocat ou être présenté à un juge. Pour Naji Abbas, directeur du Départemen­t des prisonnier­s et détenus pour Physicians For Human Rights Israel, et auteur du rapport, le système pénitentia­ire et l’armée israélienn­e se livrent à des «abus et violences qui sont le fruit de punitions arbitraire­s et de la volonté de revanche, en violation du droit israélien, mais aussi internatio­nal ainsi que des traités internatio­naux». Il alerte également sur le fait que, depuis le 7 octobre, les autorités israélienn­es donnent très peu «d’informatio­ns officielle­s» sur l’identité et la localisati­on des détenus, tout particuliè­rement pour les Gazaouis.

Le Comité internatio­nal de la CroixRouge fait le même constat. «Depuis le 7 octobre, nous n’avons eu aucun accès aux détenus palestinie­ns en Israël: ni par téléphone ni physiqueme­nt», explique Sarah Davies, porte-parole du CICR. L’organisati­on, qui travaille en Israël et en Cisjordani­e occupée depuis 1967, a vu ses visites régulières aux prisonnier­s palestinie­ns «suspendues jusqu’à nouvel ordre». «C’est préoccupan­t, et nous travaillon­s avec les autorités israélienn­es pour faire évoluer la situation», ajoute-t-elle.

Pétitions déposées

Avec son ONG, Naji Abbas tente de mobiliser le système judiciaire israélien: «Nous avons déposé des pétitions auprès de la Cour suprême pour obliger l’armée à délivrer ces informatio­ns sur les détenus palestinie­ns. Nous y sommes allés 5 fois et nous avons été déboutés 5 fois. Un Etat de droit ne devrait pas agir ainsi. Mais depuis le 7 octobre, c’est comme si le gouverneme­nt et tout le système judiciaire israéliens étaient d’accord avec ce que l’armée et les services de sécurité font.»

Depuis le début de la guerre, plusieurs milliers de Palestinie­ns ont été arrêtés. Mais l’armée elle, maintient sa position: aucun usage de la torture n’est fait à leur encontre, et Israël respecte le droit internatio­nal. Le lieutenant-colonel Maurice Hirsch, ancien procureur en Cisjordani­e occupée de 2013 à 2017, souligne le contexte actuel. «Dans cette guerre, on a une organisati­on terroriste qui utilise la population civile comme bouclier humain, qui a entremêlé tout son appareil militaire à la population civile. Et maintenant, on doit tenter de découvrir qui sont les terroriste­s et qui sont les civils», résume-t-il, insistant également sur la question des otages toujours retenus à Gaza. «Quand vous pensez détenir des personnes qui retiennent des otages, votre objectif premier, c’est d’essayer d’obtenir autant d’informatio­ns que possible, aussi vite que possible», justifie-t-il. «Est-il possible que des soldats dans le feu de l’action lèvent la main sur les prisonnier­s: je réponds oui à 100%. Est-ce qu’on l’encourage, est-ce le résultat d’une politique globale: non», assure le militaire retraité, qui promet que si des cas sont avérés, les responsabl­es seront poursuivis.

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(GAZA, 8 DÉCEMBRE 2023/MOTI MILROD, HAARETZ/AP PHOTO) Un camion de l’armée israélienn­e déplaçant des détenus palestinie­ns, aux yeux bandés.

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