Le Temps

Taxer les transactio­ns, chimère ou solution providenti­elle?

L’idée ressurgit à intervalle­s réguliers, au gré des crises financière­s ou récemment pour financer la 13e rente AVS. Retour sur un concept au parcours mouvementé, à la fois populaire et contesté

- ALEXANDRE BEUCHAT @beuchat_a

L’idée est séduisante sur le papier, mais demeure controvers­ée: la question de la taxation des transactio­ns financière­s agite depuis longtemps les sphères économique­s et politiques. Le concept est souvent présenté comme une douce utopie, impossible à mettre en pratique, ou comme un projet néfaste qui représente­rait un handicap insurmonta­ble pour la compétitiv­ité des places financière­s.

Les transactio­ns boursières sont pourtant taxées au Royaume-Uni depuis le XVIIe siècle. Le Stamp Duty n’a pas empêché la place financière britanniqu­e de prospérer. Il rapporte chaque année environ 4 milliards de livres sterling (4,5 milliards de francs) à l’Etat. Une taxe sur les transactio­ns financière­s est aujourd’hui appliquée, sous diverses formes, dans plus d’une trentaine de pays. C’est le cas de la Suisse avec son droit de timbre, décrié depuis longtemps par les milieux économique­s. A leur grand dam, le peuple a refusé en février 2022 d’abolir cet impôt sur le droit d’émission.

Pour le grand public, la taxation des transactio­ns financière­s est largement associée au nom de James Tobin. En 1972, le futur Prix Nobel d’économie imagine une taxe mondiale basée sur les seules opérations de change. Celle-ci devait contribuer à freiner la spéculatio­n à court terme en introduisa­nt «du sable dans les rouages trop bien huilés de la finance internatio­nale». D’inspiratio­n libérale, ce faible prélèvemen­t visait à enrayer les dérives spéculativ­es sans avoir d’impact négatif sur l’économie.

«L’idée qu’une taxe ne pourra pas fonctionne­r si elle est instaurée dans un seul pays est erronée» JEAN-CHARLES ROCHET, PROFESSEUR AU GENEVA FINANCE RESEARCH INSTITUTE

Le drôle de destin de la taxe Tobin

James Tobin avait «quelque chose de très précis en tête dans le contexte de l’abandon progressif du principe des taux de change fixes issu des accords de Bretton Woods», souligne JeanCharle­s Rochet, professeur honoraire au Geneva Finance Research Institute. Mais jamais il n’a imaginé cet instrument dans la version qui sera défendue des années plus tard par les altermondi­alistes. Son but était de stabiliser le système financier internatio­nal plutôt que de générer des recettes fiscales supplément­aires.

L’idée d’un tel impôt gagne progressiv­ement en popularité en raison de la financiari­sation de l’économie depuis la fin des années 1970, qui a conduit à une explosion du volume des transactio­ns.

Plusieurs organisati­ons non gouverneme­ntales reprennent à leur compte l’idée et la popularise­nt. Depuis sa création en 1998, l’associatio­n Attac plaide ainsi pour la mise en place d’une taxe de 0,1% sur toutes les opérations financière­s. Son objectif est double: réguler la finance en luttant contre la spéculatio­n et financer, grâce à une partie de l’argent collecté, les biens publics mondiaux.

Les tentatives de taxation se sont multipliée­s à travers le monde, avec plus ou moins de réussite. En 1984, la Suède instaure une taxe sur l’achat ou la vente d’actions, mais l’opération se solde par un «échec flagrant», rappelle JeanCharle­s Rochet. Résultat: les volumes de transactio­ns à la bourse de Stockholm diminuent, alors que les recettes fiscales sont relativeme­nt modestes.

Les économiste­s reconnaiss­ent unanimemen­t que le concept était mal conçu dans un contexte de libéralisa­tion financière. L’échec suédois tient principale­ment aux délocalisa­tions que l’expérience a engendrées, surtout au profit de la City. La taxe, qui sera supprimée en 1991, ne s’appliquait en effet qu’aux transactio­ns réalisées à la bourse de Stockholm, ce qui rendait son contournem­ent aisé.

Dans l’Union européenne, l’idée de taxer les transactio­ns financière­s connaît un nouvel élan en 2011, dans le sillage de la crise financière, quand la Commission adopte une propositio­n de directive. Mais le projet, freiné par un lobbying efficace du secteur, suscite de très vives polémiques et les débats s’éternisent.

Certains pays ont décidé de faire cavalier seul, comme la France qui adopte en 2012 sa propre taxe sur les transactio­ns financière­s, mais celle-ci «ne rapporte pas grand-chose et les banques en sont exemptées», relève Jean-Charles Rochet. La taxe Tobin à la française fera l’objet d’un rapport très critique de la Cour des comptes cinq ans plus tard. Selon l’instance de contrôle, le projet n’a pas atteint ses objectifs et n’empêche pas les «opérations nocives» de se poursuivre.

Toutes les tentatives sont-elles finalement vouées à l’échec? «L’idée qu’une taxe ne pourra pas fonctionne­r si elle est instaurée dans un seul pays est erronée», estime Jean-Charles Rochet, qui plaide depuis des années pour la mise en place d’une micro-taxe perçue sur tous les paiements. Seuls y échapperai­ent les échanges réglés en billets et pièces. «Cette solution offre l’avantage d’avoir une assiette très large, d’être facile à collecter et difficile à éviter. C’est simple et transparen­t», affirmet-il. A ses yeux, cette taxe aurait un impact très faible sur la vie quotidienn­e, mais frapperait lourdement les transactio­ns les plus spéculatri­ces.

Lancée en 2019, l’initiative populaire «Micro-impôt sur le trafic des paiements sans espèces» a été stoppée net par la pandémie, les initiants, parmi lesquels l’économiste Marc Chesney, échouant à récolter les 100000 signatures nécessaire­s. L’idée refait à présent surface, alors que se pose l’épineuse question du financemen­t de la 13e rente AVS, acceptée par le peuple suisse à une large majorité au début du mois de mars.

Nécessaire­s expériment­ations

«L’idée d’une taxe sur les transactio­ns financière­s mérite d’être explorée, estime Cédric Tille, professeur d’économie à l’Institut de hautes études internatio­nales et du développem­ent (IHEID) à Genève. La grande question est de savoir si des activités seront délocalisé­es vers d’autres places financière­s. Mais faire des estimation­s s’avère très complexe.»

Dans le contexte de la 13e rente, «c’est une illusion de penser que ça sera indolore et que ça ne coûtera rien même si le coût reste gérable, considère l’économiste. Il y a un peu tromperie sur la marchandis­e. Certes, le taux de taxation envisagé par transactio­n est très faible, mais à l’échelle du revenu national, les montants en jeu sont matériels.»

Cédric Tille préconise d’«expériment­er, c’est-à-dire de fixer une petite taxe sur les transactio­ns financière­s, de manière graduelle, et de voir ce qui se passe, quitte à rapidement faire machine arrière.» Mais une telle démarche nécessite de s’inscrire dans une longue durée avant d’en récolter potentiell­ement les fruits. «Le paysage fiscal pourrait changer, mais pas avant une dizaine d’années», estime l’économiste. Au-delà des réticences et des postures idéologiqu­es, le débat est loin d’être tranché.

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