Taxer les transactions, chimère ou solution providentielle?
L’idée ressurgit à intervalles réguliers, au gré des crises financières ou récemment pour financer la 13e rente AVS. Retour sur un concept au parcours mouvementé, à la fois populaire et contesté
L’idée est séduisante sur le papier, mais demeure controversée: la question de la taxation des transactions financières agite depuis longtemps les sphères économiques et politiques. Le concept est souvent présenté comme une douce utopie, impossible à mettre en pratique, ou comme un projet néfaste qui représenterait un handicap insurmontable pour la compétitivité des places financières.
Les transactions boursières sont pourtant taxées au Royaume-Uni depuis le XVIIe siècle. Le Stamp Duty n’a pas empêché la place financière britannique de prospérer. Il rapporte chaque année environ 4 milliards de livres sterling (4,5 milliards de francs) à l’Etat. Une taxe sur les transactions financières est aujourd’hui appliquée, sous diverses formes, dans plus d’une trentaine de pays. C’est le cas de la Suisse avec son droit de timbre, décrié depuis longtemps par les milieux économiques. A leur grand dam, le peuple a refusé en février 2022 d’abolir cet impôt sur le droit d’émission.
Pour le grand public, la taxation des transactions financières est largement associée au nom de James Tobin. En 1972, le futur Prix Nobel d’économie imagine une taxe mondiale basée sur les seules opérations de change. Celle-ci devait contribuer à freiner la spéculation à court terme en introduisant «du sable dans les rouages trop bien huilés de la finance internationale». D’inspiration libérale, ce faible prélèvement visait à enrayer les dérives spéculatives sans avoir d’impact négatif sur l’économie.
«L’idée qu’une taxe ne pourra pas fonctionner si elle est instaurée dans un seul pays est erronée» JEAN-CHARLES ROCHET, PROFESSEUR AU GENEVA FINANCE RESEARCH INSTITUTE
Le drôle de destin de la taxe Tobin
James Tobin avait «quelque chose de très précis en tête dans le contexte de l’abandon progressif du principe des taux de change fixes issu des accords de Bretton Woods», souligne JeanCharles Rochet, professeur honoraire au Geneva Finance Research Institute. Mais jamais il n’a imaginé cet instrument dans la version qui sera défendue des années plus tard par les altermondialistes. Son but était de stabiliser le système financier international plutôt que de générer des recettes fiscales supplémentaires.
L’idée d’un tel impôt gagne progressivement en popularité en raison de la financiarisation de l’économie depuis la fin des années 1970, qui a conduit à une explosion du volume des transactions.
Plusieurs organisations non gouvernementales reprennent à leur compte l’idée et la popularisent. Depuis sa création en 1998, l’association Attac plaide ainsi pour la mise en place d’une taxe de 0,1% sur toutes les opérations financières. Son objectif est double: réguler la finance en luttant contre la spéculation et financer, grâce à une partie de l’argent collecté, les biens publics mondiaux.
Les tentatives de taxation se sont multipliées à travers le monde, avec plus ou moins de réussite. En 1984, la Suède instaure une taxe sur l’achat ou la vente d’actions, mais l’opération se solde par un «échec flagrant», rappelle JeanCharles Rochet. Résultat: les volumes de transactions à la bourse de Stockholm diminuent, alors que les recettes fiscales sont relativement modestes.
Les économistes reconnaissent unanimement que le concept était mal conçu dans un contexte de libéralisation financière. L’échec suédois tient principalement aux délocalisations que l’expérience a engendrées, surtout au profit de la City. La taxe, qui sera supprimée en 1991, ne s’appliquait en effet qu’aux transactions réalisées à la bourse de Stockholm, ce qui rendait son contournement aisé.
Dans l’Union européenne, l’idée de taxer les transactions financières connaît un nouvel élan en 2011, dans le sillage de la crise financière, quand la Commission adopte une proposition de directive. Mais le projet, freiné par un lobbying efficace du secteur, suscite de très vives polémiques et les débats s’éternisent.
Certains pays ont décidé de faire cavalier seul, comme la France qui adopte en 2012 sa propre taxe sur les transactions financières, mais celle-ci «ne rapporte pas grand-chose et les banques en sont exemptées», relève Jean-Charles Rochet. La taxe Tobin à la française fera l’objet d’un rapport très critique de la Cour des comptes cinq ans plus tard. Selon l’instance de contrôle, le projet n’a pas atteint ses objectifs et n’empêche pas les «opérations nocives» de se poursuivre.
Toutes les tentatives sont-elles finalement vouées à l’échec? «L’idée qu’une taxe ne pourra pas fonctionner si elle est instaurée dans un seul pays est erronée», estime Jean-Charles Rochet, qui plaide depuis des années pour la mise en place d’une micro-taxe perçue sur tous les paiements. Seuls y échapperaient les échanges réglés en billets et pièces. «Cette solution offre l’avantage d’avoir une assiette très large, d’être facile à collecter et difficile à éviter. C’est simple et transparent», affirmet-il. A ses yeux, cette taxe aurait un impact très faible sur la vie quotidienne, mais frapperait lourdement les transactions les plus spéculatrices.
Lancée en 2019, l’initiative populaire «Micro-impôt sur le trafic des paiements sans espèces» a été stoppée net par la pandémie, les initiants, parmi lesquels l’économiste Marc Chesney, échouant à récolter les 100000 signatures nécessaires. L’idée refait à présent surface, alors que se pose l’épineuse question du financement de la 13e rente AVS, acceptée par le peuple suisse à une large majorité au début du mois de mars.
Nécessaires expérimentations
«L’idée d’une taxe sur les transactions financières mérite d’être explorée, estime Cédric Tille, professeur d’économie à l’Institut de hautes études internationales et du développement (IHEID) à Genève. La grande question est de savoir si des activités seront délocalisées vers d’autres places financières. Mais faire des estimations s’avère très complexe.»
Dans le contexte de la 13e rente, «c’est une illusion de penser que ça sera indolore et que ça ne coûtera rien même si le coût reste gérable, considère l’économiste. Il y a un peu tromperie sur la marchandise. Certes, le taux de taxation envisagé par transaction est très faible, mais à l’échelle du revenu national, les montants en jeu sont matériels.»
Cédric Tille préconise d’«expérimenter, c’est-à-dire de fixer une petite taxe sur les transactions financières, de manière graduelle, et de voir ce qui se passe, quitte à rapidement faire machine arrière.» Mais une telle démarche nécessite de s’inscrire dans une longue durée avant d’en récolter potentiellement les fruits. «Le paysage fiscal pourrait changer, mais pas avant une dizaine d’années», estime l’économiste. Au-delà des réticences et des postures idéologiques, le débat est loin d’être tranché.
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