Le Temps

Au Pakistan, la bière ne connaît pas la prohibitio­n

ASIE Murree Brewery Co, l’une des plus anciennes entreprise­s pakistanai­ses, fabrique bières et spiritueux dans un pays où 96% de la population est interdite d’alcool. Pourtant, les affaires sont florissant­es, assure son patron

- MARGOT DAVIER, RAWALPINDI @margotdavi­er

La chaleur est étouffante à proximité de ce vaste réservoir où le jus de malt est porté à ébullition, puis fermenté pendant plusieurs jours. A quelques mètres se trouve la salle de mise en lots, où des petites bouteilles en verre défilent sur de longs tapis roulants, tout juste embouchonn­ées et prêtes à être emballées dans d’épais cartons blancs, ornés de deux lions autour d’un tonneau, le logo de la compagnie Murree Brewery. Une intense odeur de bière emplit l’air de ce grand hangar en briques, où gronde le bruit des machines. La poignée d’ouvriers présents s’active autour des différents produits et installati­ons, au milieudes ventilateu­rs et du brouhaha ambiant. Bienvenue à Murree Brewery Co, l’historique brasserie de bière du Pakistan, le deuxième pays le plus peuplé de musulmans du monde.

Clientèle avant tout musulmane

La compagnie, dirigée par le zoroastrie­n (parsi en ourdou) Isphanyar Bhandara, existe depuis 1860. Elle a été ouverte près de la station balnéaire de Murree, dans la province du Penjab, à l’initiative des Britanniqu­es, désireux de continuer à consommer de la bière dans le sous-continent indien, et ses activités n’ont jamais cessé. Ses actions ont même été négociées à la bourse de Calcutta dès 1902.

«Mon grand-père a acheté la brasserie en 1947 [au moment de la partition entre l’Inde et le Pakistan], souligne le malicieux Isphanyar Bhandara, patron des lieux depuis 2008. Elle est toujours debout depuis 164 ans, je pense que c’est l’une des plus anciennes entreprise­s pakistanai­ses, et l’une des rares à avoir survécu au fil des ans.»

Dans les années 1920, la brasserie est transférée dans la grouillant­e ville de Rawalpindi, qui jouxte la capitale, Islamabad. Elle s’y trouve toujours, située à deux pas du quartier général militaire. Sa longévité met en lumière les contradict­ions du pays, où 96% de la population de 230 millions d’habitants est soumise à la prohibitio­n, et n’a donc officielle­ment pas le droit d’acheter les boissons alcoolisée­s de Murree Brewery.

Une canette coûte environ 2,50 francs, un prix élevé pour les minorités hindoues, chrétienne­s et parsies. Officieuse­ment, l’essentiel de la clientèle est musulmane. Le rapport d’activité de l’année 2023 fait état d’une augmentati­on de 22% du chiffre d’affaires des ventes, malgré l’absence de publicité, ce qui arrache un large sourire au directeur général. Ses boissons sont uniquement destinées au marché intérieur, soit les hôtels de luxe et les quelques boutiques de vins de Karachi. L’entreprise emploie plus de 2000 personnes.

Dans les larges entrepôts, face aux sacs d’orge, autrefois importés d’Ukraine, le responsabl­e du contrôle qualité, Khurram Bashir, montre plusieurs formes de bouteilles, qui correspond­ent aux gammes de produits. «Il existe une brasserie chinoise depuis quelques années, destinée à la diaspora chinoise, mais nous occupons 90% du marché», indique-t-il, entre deux affiches de réclame vintage collées aux murs.

En plus de neuf variétés de bières, la brasserie produit des spiritueux – vodka, gin, Jägermeist­er et whisky, dont certaines cuvées atteignent 20 ans d’âge – et des boissons non alcoolisée­s. «Nous avons commencé à nous diversifie­r dans les années 1970.

Notre premier jus a vu le jour en 1969, et notre première bière sans alcool dix ans plus tard. Aujourd’hui, nous fabriquons 60% de bières et spiritueux», poursuit Isphanyar Bhandara.

Car dans les années 1970, les partis politiques religieux, la Pakistan National Alliance (Alliance nationale du Pakistan, ANP) en tête, ont fait de l’alcool un enjeu national et ont lancé diverses campagnes contre des magasins de Karachi. Après la victoire du Parti du peuple (PPP) aux élections de 1977, le premier ministre, Zulfikar Ali Bhutto, accepte, sous la pression de l’ANP, de fermer bars, boîtes de nuit et magasins d’alcool.

«Ce premier mouvement d’islamisati­on par le haut, par l’Etat, se fait à l’initiative d’un gouverneme­nt d’inspiratio­n socialiste», précise Laurent Gayer, directeur de recherche au Centre de recherches internatio­nales (CERI) de Sciences Po, auteur de Le Capitalism­e à main armée. Caïds et patrons à Karachi (CNRS, 2023). «Bhutto tente de concilier un agenda progressis­te tout en faisant des compromis avec les milieux religieux. C’est du pur opportunis­me, qui témoigne d’un moment où Bhutto sent la montée et la radicalisa­tiondes opposition­s.»

Quatre-vingts coups de fouet

La même année, le général Zia ul-Haq réussit un coup d’Etat militaire, et adopte les accents islamiques de l’ANP. La prohibitio­n de l’alcool imposée par Bhutto est maintenue, mais Zia ajoute une peine de 80 coups de fouet pour toute personne défiant l’interdicti­on. Les échoppes de vins de Karachi sont autorisées à fonctionne­r, à condition de ne servir que des marques locales et uniquement aux étrangers, ou aux consommate­urs issus des minorités.

Ces derniers se prévalent d’un permis délivré par le gouverneme­nt, qui définit un quota annuel de 140 litres de vin et d’alcools forts, et 240 litres de bière. «C’est une forme de concession faite aux minorités religieuse­s, dans le respect de leurs particular­ités», poursuit Laurent Gayer. La prohibitio­n a toutefois entraîné l’explosion du marché noir, dont la clientèle est principale­ment musulmane.

Certains partis religieux ont tenté de lancer des campagnes contre les boutiques de Karachi, sans toutefois susciter l’adhésion massive de la population. «Il y a une réelle asymétrie entre la capacité de nuisance des partis islamistes et leur capacité électorale. Ils ont enregistré une déroute complète lors des élections du 8 février», rappelle Laurent Gayer.

Au milieu de son bureau, où trônent une cinquantai­ne de fiasques et fioles différente­s estampillé­es Murree Brewery, Isphanyar Bhandara se défend d’être inquiété. «Il y a deux Pakistan. Le premier est ouvert, favorable à l’Occident. Le second voit tous les non-musulmans comme une menace existentie­lle. Et le fait que nos ventes augmentent ne signifie pas que les gens quittent l’islam.» A l’image de ses équipes, majoritair­ement musulmanes, qui doivent bien goûter les produits dans le cadre des contrôles qualité. «C’est une facette de notre métier que de les tester, souffle Khurram Bashir. Nous sommes musulmans, mais cela ne pose aucun problème.»

«Le fait que nos ventes augmentent ne signifie pas que les gens quittent l’islam» ISPHANYAR BHANDARA, PATRON DE MURREE BREWERY CO

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(RAWALPINDI, 28 JUIN 2016/AAMIR QURESHI/AFP) Les boissons de Murree Brewery Co sont destinées au marché intérieur: les hôtels de luxe et des boutiques de vins de Karachi.

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