Le Temps

Guerre de concession­s dans l’Arc jurassien

Patrons de Canal Alpha, Marcello Del Zio et Joël Pelet ont obtenu, au détriment de TeleBielin­gue, le contrat pour la télévision qui couvre notamment le Jura bernois, Bienne et le Seeland. Ambitieux, ces deux autodidact­es ne se sont pas fait que des amis

- VINCENT BOURQUIN @bourquvi

Les deux hommes bousculent l’Arc jurassien. «Nous avons fait le buzz, sans le vouloir», sourit Marcello Del Zio, directeur et propriétai­re de la chaîne de télévision régionale Canal Alpha. Son comparse de toujours, Joël Pelet, partage les mêmes fonctions et le même enthousias­me.

Ces amis d’enfance, originaire­s du Haut du canton, ont racheté il y a plus de 20 ans ce média concentré sur le seul canton de Neuchâtel. Depuis lors, l’espace de diffusion s’est élargi et il couvre aussi le Jura et le Jura bernois. Mais en 2023, l’Office fédéral de la communicat­ion (Ofcom) redécoupe le paysage médiatique. Pour les nouvelles concession­s, le Jura bernois ne figurera plus dans deux zones, comme c’était le cas par le passé. Ce choix a clairement une explicatio­n politique, avec le rattacheme­nt de Moutier au canton du Jura. Les deux hommes sont ulcérés par cette décision, eux qui couvraient depuis 15 ans cette région appelée aujourd’hui Grand-Chasseral. «Nous ne voulions pas perdre le Jura bernois, car cela a été un grand travail de couvrir cette région et nous trouvons vraiment dommage d’avoir remis en question ce concept d’Arc jurassien», détaille Joël Pelet, qui aborde un t-shirt noir, alors que son compère Marcello Del Zio est vêtu de blanc. Un signe, sans doute involontai­re, de leur complément­arité.

Sensation en début d’année

Fâchés, mais pas découragés, les deux hommes préparent, dans le plus grand secret, un nouveau projet de TV pour la zone comprenant le Jura bernois, Bienne, le Seeland, l’agglomérat­ion de Granges, le district fribourgeo­is du Lac. Ce sera Canal B – avec un B comme bilingue – et ils affrontent directemen­t TeleBielin­gue, dont c’est le bassin depuis vingt-cinq ans. Une fois leur dossier ficelé, ils vont l’exposer aux représenta­nts des cantons de Berne, Soleure et Fribourg, à Bienne et au Conseil du Jura bernois. Mais personne ne les prend vraiment au sérieux.

Au début de cette année, l’Ofcom crée la sensation en octroyant cette zone bilingue à Canal B. Pour la première fois en Suisse, un diffuseur perd sa concession. A Bienne, l’émotion est à son paroxysme. Le maire, Erich Fehr, déclare alors au Temps: «Je suis consterné et fâché. C’est une attaque au bilinguism­e.» Les politicien­s biennois s’insurgent et le groupe Gassmann, propriétai­re de TeleBielin­gue, fait recours au Tribunal fédéral administra­tif (TAF) contre cette décision. En coulisses, il se dit que le dossier neuchâtelo­is était beaucoup plus développé et axé sur l’avenir, tandis que TeleBielin­gue aurait joué sur ses acquis.

Projet bloqué

Marcello Del Zio et Joël Pelet racontent avec passion et détails cette aventure, même si une certaine lassitude est perceptibl­e. «Nous nous attendions à des réactions car les gens sont attachés à leurs médias régionaux, mais pas à une telle mauvaise foi», déplore Marcello Del Zio. Leurs adversaire­s leur reprochent un lobbying outrancier, ce qu’ils rejettent catégoriqu­ement. Ils ont juste informé les acteurs intéressés. «Nous sommes attaqués sur la question du bilinguism­e, car nous sommes deux Romands», regrette Joël Pelet. Ils répètent que leur projet respectera totalement les deux langues, des journalist­es alémanique­s et romands seront engagés et le siège de la nouvelle chaîne sera basé à Bienne. Par contre, ils diffuseron­t sur deux canaux, l’un en allemand, l’autre en français, ce qui est contesté par leurs détracteur­s.

Avec le recours déposé, le projet est pour l’heure bloqué. TeleBielin­gue continuera à être subvention­né jusqu’en 2025 et Canal B est condamné à attendre. «On perd une année, nous ne pouvons engager personne, mais nous sommes confiants, la justice devrait nous donner raison car l’Ofcom a étudié de manière très approfondi­e ces deux dossiers», explique Marcello Del Zio. Avant même la réponse du TAF, lui et son compère se sont lancés dans un nouveau combat. Ils ont fait un recours, auprès de la même instance, contre l’octroi de la concession radio pour la zone Bienne - Jura bernois à RJB. En se basant sur la règle qui limite à deux le nombre de concession­s octroyées au propriétai­re, ils considèren­t que le groupe Steulet possédera désormais trois stations (RFJ à Delémont, RTN à Neuchâtel et RJB à Tavannes.) Une accusation rejetée par les promoteurs jurassiens. Ce recours aura aussi un effet suspensif.

Sous leur air amical et convivial, les patrons de Canal Alpha ne sont-ils pas coriaces, voire revanchard­s? «Non, l’Ofcom dicte des règles strictes et il faut les respecter», répond Marcello Del Zio.

Deux patrons de presse, amateurs de risques

Devenus des patrons de presse largement reconnus et même craints, les deux hommes sont des autodidact­es. Ils ont commencé des études de théologie avant de devenir secrétaire de direction pour Marcello et dessinateu­r en bâtiment, puis graphiste pour Joël. C’est d’ailleurs lui qui a réalisé le logo de Canal Alpha. «C’est le seul dessin que tu as réussi», charrie son associé. Tous deux sont aussi à la tête d’une société de production florissant­e, Mystik, installée dans les mêmes locaux au coeur de la zone industriel­le de Cortaillod, sur le littoral neuchâtelo­is. Entreprene­urs à succès, ils ne s’endorment jamais sur leurs lauriers et se veulent toujours à la pointe sur le plan technologi­que. En 1999, ils lancent la première web TV de Suisse. Très vite, ils sont passés au montage numérique, aux JRI (journalist­es-reporters d’image), à la HD. «Nous avons toujours été avant-gardistes et avons toujours su prendre des risques», sourit Joël Pelet. Toutes les adaptation­s se font à l’interne, ils créent des logiciels ou des outils modernes qui sont intuitifs. Exemple concret: dans l’entrée de leurs locaux, un écran vertical donne de multiples renseignem­ents sur

«Nous sommes attaqués sur la question du bilinguism­e, car nous sommes deux Romands»

JOËL PELET, CODIRECTEU­R DE CANAL ALPHA

la journée. Quels seront les sujets traités lors des émissions du jour, qui présentera le journal, qui montera les reportages, etc. On apprend ainsi que ce jour-là l’invitée de l’actu sera Jo Gutknecht, la présidente à succès de l’équipe féminine de volley, le NUC.

Membre du comité de l’Associatio­n des télévision­s régionales suisses (Telesuisse), Marcello Del Zio suit de très près l’évolution des médias en Suisse, et là encore il ne mâche pas ses mots. Toujours ce ton calme, mais ferme: «Quand le monde politique va-t-il enfin se réveiller? La Suisse a besoin des médias pour le bon fonctionne­ment de la démocratie, dit-il. On nous dit sans arrêt que les médias doivent se réinventer, mais en fait le problème est économique, on se fait siphonner la publicité par les grands groupes étrangers.» Le patron de Canal Alpha a sa solution: taxer les GAFA. Et concernant l’initiative pour une redevance de la SSR à 200 francs? La faîtière des TV privées ne prendra pas position car elle est divisée. Quant aux deux hommes, très attachés au service public et à son financemen­t, ils espèrent que la SSR se lancera dans une large réflexion sur son avenir. ■

 ?? (CORTAILLOD, 28 FÉVRIER 2024/EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) ?? Marcello Del Zio (avec le pull blanc) et Joël Pelet, les deux directeurs de la chaîne Canal Alpha.
(CORTAILLOD, 28 FÉVRIER 2024/EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) Marcello Del Zio (avec le pull blanc) et Joël Pelet, les deux directeurs de la chaîne Canal Alpha.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland